Ludus de Morte Regis, littéralement « jeu de la mort du roi », convoque trois figures historiques : Giovanni Passannante, Pietro Acciarito et Gaetano Bresci ont tout trois en commun d’avoir voulu assassiner Umberto I, deuxième roi d’un État italien à peine né. Si les deux premiers ont échoué, et n’ont réussi qu’à le blesser légèrement au couteau en 1878 et 1897, le troisième est quant à lui parvenu à atteindre et à tuer le souverain, d’un coup de pistolet le 29 juillet 1900.
Bizarrement, il ne s’est agi, dans aucun des trois cas, d’un quelconque complot — ainsi que le démontrèrent les enquêtes et tortures subséquentes. Les trois hommes ont agi seuls, en toute conscience : plus qu’à la personne du roi, ils se sont attaqués au symbole de pouvoir. Très lucide, Bresci a livré, après son arrestation, la justification juridique de son geste : « Je n’ai pas tué Umberto. J’ai tué un Roi, j’ai tué un principe » ou encore « J’ai attenté à la vie du chef de l’État car il est responsable de toutes les victimes du système qu’il représente et qu’il fait défendre ». D’après Bresci, le roi s’est placé en dehors (au dessus) des lois, anéantissant du même coup toute forme de contrat social. À la nation ne reste que le recours au droit d’insurrection, dont le régicide est un extrême.
Condamnés à morts puis graciés, Giovanni Passannante et Pietro Acciarito ont été déclarés « dégénérés » par les psychiatres de l’époque et ont fini leurs jours, bel et bien fous, dans les conditions inhumaines des asiles d’aliénés au tournant du siècle. Régicide véritable, Bresci eut droit à un procès éclair, suivi d’un rapide « suicide » d’État.
Il y a un instant où la vie des hommes se heurte au pouvoir, et les étincelles qui jaillissent de ce choc les éclairent et les brûlent en même temps. En cet instant s’accomplit le rituel du détrônement, un rituel qui s’achève dans un geste violent, meurtrier mais aussi rabaissant, une balafre sur la face de l’institution monarchique (« ainsi finit la magie de la maison savoyarde » commentera la reine Marguerite après l’attentat en 1878) ; un geste qui, pendant un instant, ouvre une fenêtre sur un monde à l’envers, un monde où le pouvoir s’exerce du bas sur qui était en dehors du droit, où le bouffon se fait Roi, où l’esclave, comme dans l’ancienne Rome, chuchote dans l’oreille de l’empereur en triomphe que la vie est brève.
C’est à ce monde à l’envers et à ses artisans que Ludus de Morte Regis rend hommage, et le choix des textes en découle.
Le premier texte est un extrait du Magnificat (Évangile de Luc). Le lien symbolique avec les faits dont il est question est assez évident. Historiquement, il s’agit aussi des paroles qui annonçaient l’abdication temporaire de l’évêque pendant la cérémonie du couronnement de l’episcopellus, l’évêque enfant. Au Moyen Âge et au début de l’âge moderne, cette cérémonie était un des rares moments de renversement licite des pouvoirs et des mœurs du calendrier liturgique, l’équivalent ecclésial du Carnaval ou des Saturnales.
Le deuxième est un Wahnbrief, un « billet de la folie » de Friedrich Nietszche, adressé à Umberto I en janvier 1889. C’est la lugubre invitation d’un roi détrôné (der Gekreuzigte/leCrucifié) au rendez-vous improbable entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel — « avec les boyaux du dernier Pape, nous pendrons le dernier Roi », disait une chanson anarchiste de l’époque. Le texte semble presque prédire l’attentat romain qui aura lieu huit ans plus tard.
Le dernier fragment (qui ne sera pas chanté ce soir, mais ajouté dans un second temps en guise de coda) est tiré de l’Apocolocyntosis (texte connu aussi sous le nom de Ludus de Morte Divi Claudii), attribué à Sénèque. Il s’agit du conte, violemment satyrique, de la mort de l’empereur Claudius en 54, par empoisonnement aux champignons, probablement suite à un complot ourdi par sa femme Agrippine. Le moment du trépas, surtout chez les grands personnages, est toujours caractérisé dans la tradition littéraire comme l’acmé solennel de la vie. Il est chargé de la rhétorique de l’ultima vox et du testament spirituel. L’agonie de Claudius renverse ces thèmes traditionnels : sa mort, signalée par un bruit qui fait penser que son âme sort par son anus, ne correspond pas à un dernier moment de lucidité, ni à une perle de sagesse dont il ferait cadeau à la postérité, bien au contraire.
Les dernières paroles d’Umberto I témoignent, avec une ironie involontaire, d’un manque analogue d’à-propos, même dans les circonstances atténuantes de l’agonie : « Il y a bien longtemps que je n’avais pas assisté à une démonstration de sympathie aussi cordiale de la part de mon peuple. » Pour célébrer le rituel du détrônement, Ludus de Morte Regis multiplie les permutations du « haut » et du « bas ». Ce « bas » est moins une qualité morale qu’une indication topographique, désignant des objets bruts, non raffinés, mais aussi et surtout réfractaires au travail. Ainsi, les vingt-huit chanteurs mettent souvent de côté leur savoir-faire vocal pour se livrer à une farce carnavalesque composée de sons normalement catalogués comme « non musicaux » : un univers sonore digne d’un monde à l’envers, peuplé de pets, de rots, de crécelles, de couinements de canards en plastique et de trompes de la plus simple confection. L’électronique, de son côté, en remet une couche, en proposant des objets sonores dont la source est plus ou moins identifiable. L’hilarité suscitée par ces sons triviaux et grossiers laisse place à l’étonnement, lorsqu’on y perçoit une ambition formelle, et lorsqu’on réalise que même un objet connoté péjorativement, tel un coussin péteur, peut faire partie des briques utilisées pour bâtir un langage.
Mauro Lanza, festival ManiFeste, 8 juin, 2013.