Un projet conçu comme un poème chorégraphique et musical où les corps sont mêlés aux voix.
Créer une sorte de petit opéra pour corps et voix autour de Gertrude Stein, de ses mots, de ses textes et de sa vie. A partir d'une sélection de textes, Karine Saporta a travaillé à l'écriture d'un livret, sorte de « module » sonore mêlant jeux de mots, « arithmétique », « combinatoire » et images musicales. La musique : un opéra steinnien débridé. Un opéra steinnien débridé, jouant librement avec des formes post-répétitives, revisitant la « répétition » avec le souci constant de l'allégement et de la légèreté. Univers peuplé d'américanismes musicaux (claquettes revisitées, musiques folklorique, folk music, square dance music). Bande passante de son-images. Défilé musical toujours en mouvement de l'Europe des années vingt aux Amériques de toujours et de demain.
Notes d'intentions de Karine Saporta
« It's a puzzle. I am not puzzled but this is a puzzle » « Papa doze mama blows her nose » Une création comme un grand jeu... un labyrinthe ludique peuplé de mots, de gestes appartenant à des personnages légers et fugitifs, fugaces et impertinents telles les trouvailles les plus fulgurantes de Stein. Il faudra que l'œuvre soit telle un puzzle dansant, rythmé, vocal, musical..., visuel, débordant d'énergie et de fantaisie. Une danse drôle et enlevée... rapide comme l'irrésistible intelligence de Stein. Loufoque par instants... La structure de la pièce sera celle d'une suite... d' « instantanés » se succédant comme autant de petits jeux : jeux de sens, jeux de visuels renvoyant au pouvoir étincelant et évocateur des formules déconcertantes de Stein.
« A rose is a rose is a rose » « Papa doze mama blows her nose »
J'aimerais tirer mon énergie de l'humour de Stein. Car Stein en véritable symbole de la « riche héritière américaine » était aussi inconsciente de certains aspects de la réalité matérielle... qu'une enfant. Ce qui la rendait géniale et inconséquente. Je veux enfin faire une œuvre intelligemment inconséquente.
Stein et la danse
Selon moi, il y a un rapport évident entre le travail de la langue, des « matériaux linguistiques » que sont pour Stein, les mots et le travail de la composition chorégraphique. Je parle du travail de la composition chorégraphique, tel qu'il s'est principalement développé aux Etats-Unis et en Europe depuis la dernière guerre. Gertrude Stein aurait-elle eu dès le début du siècle l'intuition, avant tous les autres artistes que la modernité dans l'art abolirait le récit narratif et qu'il faudrait que le langage verbal lui-même développe aussi un rapport différent au sens et à la forme. Tout est déjà chez Stein de ce qui fera l'essentiel des trouvailles des chorégraphes comme des compositeurs de la deuxième moitié du siècle : la répétition en tant que système n'étant pas destiné à être voilé par une technique de « variations », mais au contraire affirme et revendique. Le rapport au jeu du hasard, à la combinatoire, à la déconstruction du récit et de sa chronologie, le commentaire de l'œuvre se mêlant à l'œuvre etc... Non seulement l'œuvre de Stein propose-t-elle pour la première fois dans leur grande variété l'ensemble des découvertes compositionnelles du XXe siècle, mais de plus elle semble procéder du même rapport partiellement abstrait, mathématique, sensuel, ludique et déraisonnant au langage que celui qui imposeront cinquante ans plus tard, non pas les poètes, non pas les écrivains... mais précisément les chorégraphes... Ainsi, systèmes répétitifs, jeux de mots, jeux de sons et jeux de sens permettent-ils à Stein de déjouer magistralement les pièges du récit romanesque du XIXe siècle si fort et encore si proche... C'est Gertrude Stein qui annonce dès les années vingt la mise à mort du sens unique, de la croyance en la toute puissance d'une pensée nécessairement cohérente. À l'aube du siècle de la fluidité, de la délivrance de l'hégémonie de la raison, du verbe, comme garants infaillibles de la cohésion de l'être, l'œuvre de Stein annonce la danse et l'explosion des paramètres de la composition classique. Oui, Stein chorégraphiant le verbe, annonce la danse du XXe siècle. La danse comme cet art parmi les plus emblématiques et pertinents du XXe siècle.
Karine Saporta
À propos de la musique
Avec cette musique pour le spectacle de Karine Saporta, j'aborde pour la première fois dans mon travail la relation de la musique à la danse. Le travail avec Karine Saporta exige d'abandonner certaines habitudes, en particulier celle qui consiste à concevoir au préalable la grande forme d'une œuvre. Ici, la partition se construit parallèlement à la chorégraphie, partant de « matières sonores », de matériaux proposés en vrac qui se développent et s'ordonnent au fur et à mesure selon les exigences du spectacle. Le thème du spectacle est le prétexte, à travers Gertrude Stein, d'un hommage aux musiques américaines et ses différentes expressions de source populaire. La musique est toujours marquée d'un double lien avec Stein et avec un style musical caractéristique d'Amérique du Nord. Davantage que l'originalité novatrice du langage de Gertrude Stein, ce qui m'a guidé dans la composition est l'esprit et le rythme qui se dégagent à la lecture des textes. Je me suis intéressé notamment à l'esprit ludique proche de l'enfance et à l'humour que suscitent les phénomènes de répétition et surtout l'usage de formules de langage très quotidiennes. Cet usage du quotidien qu'il faut prendre de façon positive, le quotidien impliquant ce qui nous est le plus familier, ce que l'on peut s'approprier sans détour, est à rapprocher dans la partition musicale de l'usage de ces « références » aux musiques populaires américaines à partir desquelles toute la pièce est construite. Ainsi, je me suis nourri de quelques grandes figures du Jazz (Fats Waller, Duke Ellington, Charles Mingus, etc), ainsi que de styles traditionnels tels que le Blues, le Negro-spiritual, la Square dance (quadrille), les musiques Cajun (Louisiane), sans oublier les musiques « natives », c'est-à-dire des indiens. D'autres musiciens, d'expression savante, tels que Cage, Copland, Reich sont aussi venus étayer mon inspiration. Enfin, pour répondre à la spontanéité de l'écriture de Stein, à cette prose qui voyage et qui semble sans attaches, ainsi qu'à un aspect fondamental de toutes ces musiques de référence, les cinq instrumentistes : clarinette (jouant le saxophone soprano), trombone, violoncelle (jouant la viole de Gambe ténor), piano et batterie, sont amenés à développer un important travail d'improvisation tout au long de la pièce.
Karine Saporta et Thierry Pécou, programme du Festival Agora 1999, Ircam-Centre Georges-Pompidou.