L'essentiel
Au cœur de Feuillages – troisième œuvre avec Iris et S du cycle du feu – une image-analogie : « Comme l'on dit que les idées, qu'une idée vous traverse l'esprit, le souffle du vent filtre les feuillages. » Ainsi le vent, invisible comme le temps, est-il révélé, incarné par la texture feuillue qu'il traverse. Celle-ci traduit le mouvement et l'orientation du souffle. Tout comme l'énergie révèle la structure intime de la matière traversée, éclaire son rôle et sa fonction expressive au fil des durées que tisse l'œuvre. Mettre en forme le mouvement, la vie de la durée intime, avec ses caprices, ses suspensions, ses remous, ses colères.
Pourquoi l'informatique ?
Mon approche de l'informatique musicale se fait en continuité de l'écriture orchestrale. À mes yeux, à mes oreilles, l'outil informatique représente une extension du territoire d'écoute conquis par l'orchestre. Ainsi durant près de deux années, le travail au clavier du terminal fut celui d'un luthier. Habituellement, mon espace d'invention est celui disponible sur une feuille de papier règlé, avec ses quatre familles d'attaques, de timbre : corps sonore soufflé (bois, cuivres), frotté (violon, alto...), pincé (cordes, harpe), et percuté/résonné (piano, vibraphone...). Cet espace symbolique ouvert par un ensemble fini de signes d'écriture extrêmement précis représente en quelque sorte une lutherie d'écriture léguée par plusieurs siècles de tradition. Avec la synthèse des sons par ordinateur cet univers s'ouvre quasiment à l'infini, s'il n'est pas traversé par un ensemble que l'on pourrait appelé ensemble audio-conceptuel, ou plus simplement : imaginaire d'écoute, clarifié et articulé par l'œil, l'esprit, le verbe ou la main – une ouïe intérieure finement ouvragée par l'acte de composer, par l'écriture. Il s'agissait donc de passer du tout possible au nécessaire, de conquérir ainsi l'artistiquement pertinent par rapport à ce projet, de générer une écriture afin de maîtriser au plus fin ses intuitions. Le nécessaire de cette œuvre fut en premier lieu celui saisi fugitivement par ces quelques images, sortes d'icônes à déchiffrer, à ouvrir ; feuillages, mouvements infiniment variés et d'une extrême précision, flux d'éléments scintillants, puissance du souffle ; vision sonore qu'il a fallu formaliser, puis mettre en œuvre. La première traduction : matériau textural, multiplicité unifiée d'éléments infimes ayant chacun leur structure propre.
Chronologie
La mise en œuvre s'est réalisée en trois temps. Au printemps 1991, le matériau musical fut élaboré en compagnie d'un assistant d'un instrument de contrôle de la synthèse par ordinateur. Cet instrument, je le nomme CoSSOPP (Control of Synthesis by Stream Oriented Pixels Parallels, ou contrôle de la synthèse par flux orienté de pixels en parallèles). Le pixel étant la plus petite entité sonore générée soit par les différents logiciels de synthèse sonore en acte à l'Ircam, soit par l'échantillonnage de corps sonores déjà constitués. Durant l'automne-hiver 1991, eut lieu la production des divers matériaux de l'œuvre avec le CoSSOPP, et ce, suivant des principes spécifiques d'orientation de l'écoute vers telle ou telle dimension musicale. Ces lois d'orientation sont spécifiées avec une extrême précision, sous formes de partitions alpha-numériques qui pilotent le CoSSOPP. Un impératif guidait cette période : les éléments constitués peuvent toujours devenir des éléments constituants d'autres matériaux. Du printemps à l'automne 1992, je rédigeais la partition finale, qui est double. Ici la partition instrumentale, monde familier de signes séculaires. Là, au-dessus, en conduite parallèle, une partition de contrôle des éléments élaborés avec le CoSSOPP, écrite sous forme d'une importante partition de mixage des éléments aussi bien constitués que constituants, chaque élément ayant été nommé. Ainsi, la partition informatique est-elle aussi bien une action instrumentale qu'une description exacte de l'évènement sonore que l'ouïe du musicien est habituée à solfier. De plus, le musicien selon son exigence, peut toujours se référer à la partition originale qui a servi à contrôler au plus fin le phénomène sonore produit par le CoSSOPP. La partition orchestrale fut donc écrite a posteriori, après que l'écoute des mondes sonores conquis par l'instrument informatique eût fécondé mon imagination en toutes sortes de réseaux, de filiations ou de contrastes. Il s'agissait de capter, de capturer les résonances d'un monde à l'autre ou d'affirmer les différences, telle une mise en scène des voies d'appels qui font communiquer le feuillage filtré par l'énergie de l'instrument informatique et le feuillage traversé par l'impulsion, le souffle du geste instrumental.
Philippe Schœller.