Enjeux artistiques
Enjeux, spectacle musical pourjoueur de tuba, repose sur un contrepoint articulant divers aspects du visuel et du sonore : la musique, les gestes, le texte et les éclairages. Ce principe articulatoire est à la base des relations inédites établies aussi bien entre les concepteurs qu'entre les différents domaines mis en jeu.
L'élaboration d'un spectacle musical passe traditionnellement par trois grandes étapes successives, dont chacune conditionne la suivante : l'écriture du livret, la composition de la musique et, enfin, la mise en scène. Avec Enjeux, cette chronologie a été bouleversée dans la mesure où les hiérarchies habituelles entre auteurs ont laissé la place à un processus fusionnel quasi collectif. Plus précisément, le travail a d'abord consisté à mettre au point un ensemble de relations entre les domaines en présence et à les concrétiser dans le dispositif scénique lui-même. A cette fin, la scène est compartimentée en un damier dont les cases, dessinées par des jeux de lumière, correspondent à la présentation individuelle ou combinée de la musique, des gestes, du texte et des éclairages. N'étant donc pas hiérarchisés au profit d'une histoire préalable, ces quatre domaines peuvent conserver leur autonomie, et c'est seulement la découverte progressive, au cours du spectacle, de leurs relations réciproques qui invente la fiction.
Si, avec Enjeux, l'enchaînement traditionnel des différentes phases de travail est bouleversé, l'agencement simultané des domaines en présence est non moins inédit. En effet, chacun de ces domaines (les gestes, les éclairages, la musique et le texte), ne constituant que l'une des « voix » du contrepoint qui les intègrent, n'a pas de valeur en soi, ne vaut que par rapport aux autres. Mais surtout, le contrepoint à la base d'Enjeux permet de solidariser des domaines généralement disjoints en associant, par exemple, des changements d'éclairages à des gestes du protagoniste, ou en liant ces mêmes éclairages au rythme de la musique. A l'inverse, la mise ensemble des gestes et de la musique, puis des gestes et du texte, s'opérant de façon d'abord dissociée, rend énigmatique leur fusion ultérieure en une unique source, qui correspond pourtant aux fonctions plus conventionnelles du jeu instrumental et de la parole théâtrale. Autrement dit, le contrepoint ainsi mis en œuvre parvient à la fois à solidariser des éléments d'ordinaire disjoints et à déconstruire des associations banalisées par l'usage.
Les domaines en jeu
Pour autonomes qu'ils soient, les gestes, les éclairages, la musique et le texte tirent du réseau, auquel ils appartiennent, leurs propres particularités.
Ainsi les gestes, qui traversent différents états, depuis la posture immobile jusqu'au jeu instrumental virtuose, oscillent parallèlement entre la chorégraphie « pure », éventuellement rythmée par la musique, et les attitudes théâtrales d'un personnage, explicitées par le sens du texte.
Les éclairages, qui évoluent de la simple poursuite à des effets envahissant toute la scène, s'ils forment un constituant à part entière du spectacle, apparaissent souvent réglés en fonction de principes musicaux. Ils peuvent en outre se combiner aux gestes, chacun d'eux éclairant alors un mouvement particulier du corps.
La musique, ensuite, qui commence par de simples souffles et déploie finalement des effets quasi orchestraux, présente un statut ambigu, partagé entre la musique pure et une bande-son quasi narrative commentant les évolutions du personnage. Cette ambiguïté est renforcée par la nature, non moitis ambiguë, du matériau dont les sons instrumentaux mixés sonnent de manière synthétique, bien qu'ils soient exempts de sons électroniques.
Le texte, enfin, qui progresse du simple mot au récit effectif, s'il est parfois élaboré en fonction de réglages sonores, s'entend toujours à double sens dont l'un se réfère aux opérations mises en oeuvre et l'autre au déroulement de la fiction. Celle-ci est d'ailleurs une « fiction située », c'est-à-dire une fiction qui se rapporte au contexte audio-visuel du spectacle lui-même, et ce principe narratif permet la coïncidence finale entre l'espace de l'histoire et celui de la salle.
Jouer avec la perception
Aussi manifestes qu'en soient les implications sur chacun des domaines en jeu, ce contrepoint ne présenterait toutefois pas vraiment d'intérêt si sa constitution ne pouvait être repérée par les spectateurs. C'est pourquoi l'on a cherché, dans Enjeux, à lier la réception des effets esthétiques à la perception des réglages qui les sous-tendent, afin de ne pas restreindre les réactions du public à de simples jugements de goût.
Ainsi les entrées respectives des gestes, des éclairages, de la musique et du texte ont-elles lieu successivement, afin de faciliter le repérage de leur situation dans l'espace scénique. De même, les relations rythmiques complexes, faisant appel aux décalages et aux oppositions, viennent après les relations simples ou synchrones.
Induisant une gestion particulière des effets qui, loin d'être donnés d'emblée, sont au contraire tenus en réserve, ce souci perceptif permet donc au spectateur d'à la fois prévoir la suite des événements et d'être néanmoins surpris par ce qui advient en fait. Autrement dit, ce jeu avec la perception est à la base d'un type inédit de « suspense », actif aussi bien au niveau des sections, avec le principe des fausses pistes, qu'au niveau du spectacle entier avec le retournement final imprévisible.
NB : Certaines séquences de textes ont bénéficié de l’assistance informatique « Phonos », conçue à l’Ircam par Gérard Assayag, et permettant d’effectuer des recherches lexicales en fonction de contraintes sonores données.