Tout ce que je vis et ai vécu me constitue. Je suis fait de ces expériences, ce sont elles qui me façonnent. Je me forme à partir des motifs appris, pour devenir ce que je ressens comme étant moi. Ce qui sonne et ce qui est entendu est simultanément appris, préformé et peut constituer une expérience unique. Lors de la composition, tout ce qui a ainsi été façonné s’exprime en tant que tel : un conteneur de contenus prédéfinis, chargé d’une compréhension et d’expériences vécues aussi prédéfinies. En même temps, chaque son est modelé par une certaine énergie et forme une certaine expérience de perception. Ces deux niveaux sont difficilement séparables – pourtant, ils sont substantiels par leur interaction : l’expérience la plus intime porte le sceau de la société, l’élément le plus banal peut devenir l’expérience la plus intime.
C’est cette imbrication qu’articulent les 4 studies for selfportraits in surroundings. Des souvenirs de longue date, des expériences – banales
et quotidiennes, mais qui continuent de me toucher – : voilà les matrices à partir desquelles le matériau et la structure sont développés. C’est la rencontre entre l’expérience intime et un environnement façonné. Une structure sonore, développée à partir de l’expérience personnelle, rencontre la strate sonore documentant un environnement qui tout à la fois permet et prédéfinit l’expérience vécue.
Ce fondement paradoxal est réactualisé et réarticulé par la composition : d’une part, à travers une formation du son caractérisée par la projection et le traitement, d’autre part, par une polyphonie entre les sources sonores, les médiums concevant le son : l’instrument et celui/celle qui en joue, de même que l’électronique, qui livre des structures sonores composées et un traitement en temps réel. L’interaction entre les différents niveaux est mise en œuvre en empruntant deux voies : d’une part celle des mécanismes polyphoniques de traitement relevant de la composition et faisant interagir les strates entre elles et, d’autre part, celle du traitement par l’électronique en temps réel projetant les deux niveaux (discours instrumental d’une part et électronique composée d’échantillons sonores « documentaires » de l’autre) respectivement l’un sur l’autre. Chaque strate s’inscrit dans l’autre, chacune devenant perméable aux qualités de l’autre et s’actualisant grâce à celles-ci. Le travail de transformation se comprend comme un processus d’individuation des conditions présidant au projet : l’environnement documenté, tout ce qui est le fruit d’un apprentissage – expérience (intérieure), expérience vécue, expression des « sensations » –, l’instrument avec son idiome et ses prérequis à l’empreinte médiale. À ce deuxième niveau d’individuation, toutes les énergies et qualités emmagasinées peuvent réapparaître et s’agencer sous un jour nouveau et ainsi s’actualiser. L’individuation signifie également que l’écoute de la musique et la musique ne se confondent plus complètement : un espace est donné à la compréhension auditive pour qu’elle puisse faire sa propre expérience, par-delà les assignations et les imprégnations, et peut-être découvrir d’autres strates d’elle-même.
Clemens Gadenstätter, note de programme du concert ManiFeste du 25 juin 2022 dans la Grande Salle du Centre Pompidou, traduction de Philippe Abry.