Quelle connaissance et, le cas échéant, quelle pratique avez-vous de la musique ancienne et plus particulièrement du baroque français ? Cette éventuelle pratique a-t-elle eu une influence sur votre approche de la composition en général ?
Justina Repečkaitė : J’ai chanté toute ma vie, d’abord dans un ensemble folklorique, puis dans la chorale de l’école de musique, et finalement dans celle d’une église. En Lituanie, le chant est très présent : beaucoup de gens chantent dans des chœurs ! En ce qui concerne la musique ancienne, j’ai suivi des cours de musique médiévale à la Sorbonne et au Conservatoire de Paris, notamment sur les polyphonies improvisées. C’est là que j’ai rencontré Patrick Wibart (qui joue du serpent dans ma pièce en création dans le cadre du concert Janus !). Dans la classe de Raphaël Picazos, j’ai eu la chance d’analyser des manuscrits, en particulier de l’ars subtilior, qui constituait l’avant-garde des XIVe et XVe siècle, qui m’ont donné le goût pour les proportions (rapports numériques) dans la musique. La musique médiévale influence depuis longtemps mon écriture notamment parce que je suis très sensible à l’idée de Boèce, « la musique – un chiffre qui sonne ».
Jug Marković : Je suis passionné de musique baroque depuis bien longtemps. Elle représente une portion significative de la musique que j’écoute et, même en dehors du projet Janus, constitue une source d’inspiration inépuisable depuis des années.
Justement, quelle relation entretenez-vous de manière générale avec le répertoire dans le cadre de votre métier de composition ?
J.R. : Pour moi, l’important est d’avoir un style propre et reconnaissable. Je n’aime pas faire de références directes à d’autres musiques. Mais, étant donné que j’ai étudié la composition en Lituanie et en France, on entend dans ma musique des influences profondes de ces deux pays. La musique traditionnelle lituanienne, comme les Sutartinės (chants polyphoniques chantés uniquement par les femmes, en canon strict en secondes parallèles, reconnus comme patrimoine immatériel de l’humanité par l’Unesco), la musique répétitive, l’ars subtilior, ou encore la musique spectrale pour ne citer que quelques influences.
J.M. : La, ou les tradition(s) jouent un rôle important dans mon travail. J’essaie moi aussi d’éviter les références les plus évidentes à des artefacts du passé, mais je cherche diverses manières d’entrer en relation avec elles. Les assumer, les admirer et leur rendre hommage (et non m’y opposer) : voilà quelques-unes des forces motrices de mon travail de compositeur. Au cours de la composition, je n’aborde ni mon travail ni le répertoire de manière formaliste ou positiviste. Je n’analyse pas mais laisse la musique que j’aime et que j’admire m’influencer à un niveau subconscient. En d’autres termes, je cède à l’intuition et à l’impulsion.
Qu’en est-il de la composition de la pièce en création dans le cadre du concert Janus ?
J.M. : Abstraction faite du lien évident que suggère son titre (Stabat Mater), la pratique de la musique ancienne a en effet influencé ce nouveau travail – mais pas directement. Comme je viens de le dire, je préfère laisser mes inspirations m’influencer de manière plus subconsciente et mystérieuse plutôt que de les explorer de manière analytique et systématique. Cependant, j’ai décidé de respecter certains principes techniques hérités de la pratique baroque. Premièrement, le chœur est constitué de 5 voix (a cinque), la configuration la plus courante du baroque français : sopranos, contraltos, ténors, barytons et basses. Il n’y a pratiquement aucune déviation ni aucune division. Deuxièmement, la viole de gambe est utilisée comme instrument de continuo pour soutenir la ligne de basse. J’ai eu le sentiment qu’il était important de créer un environnement familier pour les chanteurs du Centre de musique baroque de Versailles, et de rechercher la force de la collaboration pour les aider à faire ce qu’ils font de mieux sans m’opposer ou nier leurs méthodes déjà établies.
Justina, vous avez quant à vous tenu à inclure en accompagnement de votre Muë un instrument non seulement ancien, mais peu connu encore aujourd’hui : le serpent…
J.R. : Oui, le serpent est un instrument fort original ! On a coutume de le comparer à la voix humaine. Fait en bois recouvert de cuir, on l’a mis dans la famille des cuivres à cause de son embouchure.
À partir du XVIe siècle et pendant presque quatre siècles, il est fréquemment utilisé dans les églises françaises. Vers le milieu du XIXe siècle, le manque d’interprètes et un changement de goût va le détrôner au profit de l’orgue de chœur. S’il est si oublié aujourd’hui, c’est peut-être à cause de la critique assez dure qu’Hector Berlioz, qui l’a quand même inclus dans sa Symphonie fantastique, a faite de lui dans son Traité d’instrumentation et d’orchestration1. Le serpent a été abandonné sous prétexte qu’il était faux et avait un timbre horrible.
En réalité, il s’agit d’un instrument très difficile à maîtriser. Jouer d’un instrument aussi ancien, même pour des musiciens jouant d’autres instruments de la famille des cuivres, n’a rien de naturel.
Comment avez-vous abordé la composition de l’œuvre, dans ce contexte ? Avez-vous échangé avec les Pages et les Chantres ?
J.R. : J’ai choisi d’écrire pour les enfants après avoir trouvé l’idée de la mue de la voix. Puis j’ai eu une opportunité unique d’écouter comment sonne une voix en train de muer, car le CMBV continue à inclure les enfants dont les voix changent : en dépit de l’instabilité, ils continuent à chanter dans certains registres. Ce fut une expérience émouvante, car je m’intéresse aux sons fragiles, au contraste entre les sons brillants et « parasités », aux timbres inattendus. Non seulement les Pages ont des voix divines, mais ils sont ouverts aux propositions timbrales qu’ils expérimentent sans peur et en s’amusant. Ce fut aussi un privilège pour moi de les aider à se former une opinion sur la musique contemporaine !
Comment avez-vous tenu compte de la reconstruction acoustique virtuelle de la Chapelle royale du château de Versailles ?
J.R. : J’ai eu accès à cette acoustique assez tôt dans le projet, et cela m’a d’emblée fascinée, particulièrement au cours de mes explorations en quête de ces illusions que l’on peut produire en jouant avec des polyphonies de petits sons bruités. À chaque fois qu’on enregistrait le serpent ou les enfants, on injectait les échantillons obtenus dans l’empreinte acoustique de la Chapelle, pour se faire une idée du résultat final. C’est ainsi que j’ai dû repenser le tempo de la pièce ainsi que la nature du matériau musical susceptible d’être mis en lumière par cette acoustique – sachant que certains gestes s’y perdent complètement.
Quels autres aspects avez-vous cherché à approfondir via l’informatique musicale : quels outils, pour quels objectifs ?
J.M. : Je ne me suis mis aucune limitation formelle ou conceptuelle et j’ai complètement laissé mon imagination et ma fantaisie façonner la partie électronique. Le Stabat Mater comprend 8 mouvements et, dans chacun d’eux, j’utilise un type de traitement électronique différent. Dit simplement, certains mouvements s’appuient entièrement sur des traitements en temps réel tandis que d’autres utilisent uniquement des sons fixés (bande). J’avais très envie d’explorer certains outils, parmi lesquels le suivi de fréquence servant en temps réel de base à la synthèse d’un signal triangulaire2. D’un autre côté, j’ai beaucoup joué à créer des motifs rythmiques, principalement constitués de clics, de bips et autres courtes impulsions qui, dans une certaine mesure, constituent le tissu conjonctif de la pièce dans son entier. Bien souvent, cette rythmicité numérique se superpose à une voix claire et pure, typiquement baroque, ainsi qu’à des structures homophoniques traditionnelles. Et même si ces gestes (ces figures sonores) proviennent de mondes complètement différents, trouver des moyens de les faire dialoguer de manière synchrone a été particulièrement fructueux.
J.R. : Je me suis intéressée à la synthèse par modèle physique3 pour créer des illusions d’hybride instruments/voix. Afin de creuser le sujet de la mue, j’ai aussi fait des recherches sur la voix enfantine. Je me suis servie de ASAP : Formant Shaping4 qui permet de modifier les voyelles et de jouer avec les résonances formantiques du son. Ce plug-in n’incluait pas de résonances formantiques de voix d’enfants, et nous avons donc, mon RIM João Svidzinski et moi-même, après lecture de divers articles sur le sujet, décidé de bâtir notre propre bibliothèque (ou base de données) de formants de voix d’enfants à partir d’analyses d’enregistrements réalisés par un Page du CMBV, Timothée – que je remercie au passage. Je remercie aussi un autre enfant du CMBV, Henri, dont j’ai utilisé les enregistrements en train de lire, de même que de ma propre voix.
J’ai également approfondi mon intérêt pour les résonateurs en reproduisant le contenu harmonique des voix et du serpent en train de « chanter ».
- « Le timbre essentiellement barbare de cet instrument eut convenu beaucoup mieux aux cérémonies du culte sanglant des druides qu’à celles de la religion catholique, où il figure toujours, monument monstrueux de l’inintelligence et de la grossièreté de sentiment et de goût qui, depuis un temps immémorial, dirigent dans nos temples l’application de l’art musical et du service divin. »
- Le signal audio, dans le temps, a une forme triangulaire, ou en « dents de scie ».
- Ce type de synthèse permet, par exemple, de faire sonner une corde virtuelle de 20 m de long et de 5 mm d’épaisseur, ou un tube percé de manière totalement aléatoire – sans avoir à confectionner effectivement ces objets.
- Ensemble de plug-ins audio qui permettent de jouer avec la représentation sonore et les paramètres de la synthèse pour générer de nouveaux sons.