Parcours de l'œuvre de Sir Michael Tippett

par Thomas Schuttenhelm

Michael Tippett grandit à la campagne, au début du siècle, dans une atmosphère idyllique qui imprègne l’ensemble de sa trajectoire créatrice. Dans la bibliothèque de son père, il découvre la mythologie, qui peuplera son imagination, et il se souviendra que c’est en lisant Le Rameau d’or de Frazer qu’il ouvrit les yeux sur les origines rituelles du théâtre, qui influenceront sa conception de l’opéra. Étudiant au Royal College of Music de Londres (à partir de 1923), il assiste à un cycle Beethoven aux Proms, sous la direction de Henry Wood. Beethoven devient son « dieu, et il l’est resté depuis1 ». Assistant officieux d’Adrian Boult, Tippett acquiert une connaissance pratique de l’orchestre. Après ses études, il s’installe à Oxted (Surrey), où il dirige un chœur et une troupe de théâtre, et gagne sa vie en enseignant le français, structurant sa vie entre ses obligations professionnelles et la composition. Le 5 avril 1930, il présente un concert de ses œuvres, incluant des concertos et des pièces vocales (trois songs et une pièce chorale, Psalm in C: The Gateway, sur un texte de Christopher Fry, avec qui il collaborera pour la cantate Crown of the Year et le livret de son deuxième opéra King Priam) ; le programme comprend aussi des pièces pour piano et un quatuor à cordes. Cherchant à s’attirer les faveurs d’institutions londoniennes, le compositeur invite la presse, dont les avis sont partagés. Tippett concède un manque de maîtrise et se soumet, pendant dix-huit mois, à l’enseignement rigoureux de Reginald Owen Morris. Sous l’influence d’Igor Stravinsky et des fanfares en majeur du début de son Concerto pour violon, il sort alors du romantisme non par l’expressionnisme, mais par le néo-classicisme.

Premiers modèles

Le Quatuor à cordes n° 1 (1934-1935, révision en 1943) est la première œuvre à figurer au catalogue de Tippett, qui écrit à son ami David Ayerst : « Mon quatuor avance et est bon, il sera meilleur que la symphonie [en si bémol] – plus moderne, mieux ouvragé – très personnel2 ». Ce quatuor est dédié à son amant Wilfred Franks, qui lui permet de découvrir sa « voix » musicale, « quelque chose que l’on ne peut analyser en termes purement techniques : tout cet amour coule dans le mouvement lent de mon Quatuor à cordes n° 1, une étendue sans fin de musique lyrique dans laquelle les quatre instruments chantent avec ardeur du début à la fin3 ». En 1943, les deux premiers mouvements seront remplacés par un Allegro appassionato d’inspiration beethovénienne. Le fortissimo de la mesure initiale y présente déjà les mélanges de tonalités qui deviendront caractéristiques de l’harmonie de Tippett, tandis que la deuxième mesure le cède presque aussitôt à la polyphonie le plus souvent associée à son nom. Bien plus, le deuxième mouvement, où chaque voix contribue à la texture, contient un premier exemple de rythme additif et de polyphonie cross-rhythms, une technique acquise par l’étude de la musique élisabéthaine. Le quatuor, qui témoigne également de l’intérêt de Tippett pour Purcell, est placé sous l’égide de William Blake, avec une citation des Proverbes de l’Enfer du Mariage du Ciel et de l’Enfer: « Maudire tonifie. Bénir alanguit ».

Proche, dans son deuxième mouvement, du mouvement lent de ce Quatuor à cordes n° 1, la Sonate pour piano n° 1 (1936-1938) paraphrase un matériau existant, la chanson populaire écossaise Ca’ the Yowes, après que le premier mouvement a fait une utilisation soignée de la contraction rythmique, deux phrases de quatre mesures se réduisant à deux mesures, puis à une, pour dénoter un sentiment d’urgence. Les troisième et quatrième mouvements, d’une grande vitalité, confortent la cohésion de cette sonate, où s’affermit le style de Tippett.

Orphique, le Concerto pour double orchestre à cordes (1938-1939) anticipe les partitions mythologiques qui suivront. C’est l’une des plus populaires et accessibles, malgré les résistances initiales à ses rythmes additifs et à ses fausses relations. Comme le Quatuor à cordes n° 1, c’est pourtant l’une des plus personnelles, qui témoigne de la fin de la relation avec Franks. Dans son essai « La relation entre expérience autobiographique et œuvre d’art créée », Tippett décrira ses difficultés à atteindre un style plus impersonnel. Son désir de transcender l’expérience commune ne sera assouvi que par son recours ultérieur à la mythologie. À la suite de William Butler Yeats, il mine la Grande Mémoire par des « images de vigueur pour une période décadente, des images de calme pour une période trop violente, des images de réconciliation pour un monde déchiré par les divisions, et à une époque de médiocrité et de rêves brisés, des images d’une beauté abondante, généreuse, débordante4 ».

Tippett interrompt peu après la composition de sa Fantasia on a Theme of Haendel (1939-1941) pour celle d’un oratorio. Car en 1938, un jeune réfugié juif vivant à Paris, Herschel Grynszpan, assassine Ernst vom Rath, un diplomate allemand, prétexte à la Nuit de cristal et qui donne au compositeur le thème de A Child of Our Time (1939-1941). Suivant le conseil de Thomas Sterns Eliot, Tippett en écrit le livret, où la mythologie se conjugue à l’histoire. Si cinq spirituals ponctuent l’oratorio, celui-ci adopte le modèle du Messie du Haendel. « Quand j’avais vingt ans, c’est Haendel, et non Bach, qui était ma Bible5 ». L’influence de Haendel s’exerce plus encore dans la Fantasia pour piano et orchestre, basée sur la Suite en si bémol majeur HWV 434, exposée non ornée et sans accompagnement au début. Mais l’œuvre suit l’exemple d’Erewhon et se soumet, après cette exposition, à un traitement fantasmagorique emprunté aux sections oniriques du roman de Samuel Butler. Tippett s’était bien essayé au syncrétisme et à la synesthésie, mais la Fantasia pour piano et orchestre est l’une de ses premières tentatives de transformer un texte littéraire en expérience musicale, stratégie que l’on retrouvera dans la bien plus tardive The Blue Guitar.

Le Quatuor à cordes n° 2 (1941-1942) tente ensuite une synthèse des styles, une fusion des techniques, « quatre types égaux de mouvement pour donner naissance par procuration à quatre (plus ou moins) techniques qui seront capables de toucher quatre sensibilités» : la fluidité vocale du madrigal, la forme d’unification de la fugue, les répétitions formelles délibérées du scherzo et le drame beethovénien du final, au matériau bien plus complexe.

La guerre et ses lendemains

Humaniste, pacifiste et objecteur de conscience, Tippett refuse de contribuer à l’effort de guerre et est condamné à six mois de prison en 1943. Avant sa réclusion, il termine la cantate Boyhood’s End (1943), pour ténor et piano, dont le texte de William Henry Hudson décrit les rêves d’un jeune garçon confronté à la rudesse du monde, et qu’il dédie à Peter Pears et Benjamin Britten, rencontrés en 1942. Tippett y explore les divisions de la psychologie humaine et les sombres passions qui la traversent, la fin de l’œuvre attestant, elle, sa foi panthéiste.

Dès la Symphonie n° 1 (1944-1945), le potentiel de l’orchestre autorise superpositions et juxtapositions rythmiques. L’inventivité des premières mesures est comparable à celle des pages les plus avancées de Stravinsky et de Messiaen. Le maniement de la texture – monophonie et polyphonie étant respectivement liées à la consonance et à la dissonance – permet ici de suivre l’argument de la symphonie. Le deuxième mouvement exploite deux conventions : la basse obstinée et la fanfare, sous l’influence de Purcell, tandis que celle de Pérotin traverse le troisième mouvement. La solution que Tippett adopte pour le finale est l’une de ses plus originales : un organicisme inversé du thème et du déclin formel, qui sera un modèle pour son œuvre symphonique à venir.

Peu après, le Quatuor à cordes n° 3 (1945-1946) décrit une arche construite sur trois mouvements fugués. Les sujets en sont modaux ou chromatiques, mais c’est la construction des contre-sujets qui libère toute l’inventivité.

De cette époque date le souhait de Tippett de composer pour le théâtre, un masque, qui devient son premier opéra, The Midsummer Marriage (1946-1952), à la longue genèse. Certains de ses détails proviennent d’un rêve, dont il soulignera les archétypes, l’anima et l’animus jungiens, sous les traits d’Athéna et de Dionysos. Son style évoque le théâtre contemporain (Auden, Eliot, Fry…), le mouvement et la danse y jouant un rôle important, de même que le symbolisme païen et la division entre les désirs du corps et le développement spirituel. Une multitude de traditions viennent s’inscrire dans un type d’opéra anglais : « Le génie anglais, si je peux me risquer à une généralisation, est capricieux et sauvage, plutôt qu’intense et sévère (Shakespeare par comparaison avec, disons, Racine)». Une dimension que Tippett entend enrichir d’un humanisme et d’une discipline intellectuelle, émotionnelle et sensuelle. C’est donc un opéra qui aurait la capacité de devenir le dépositaire poétique d’un symbolisme complexe et d’une expérience collective de l’imagination. Trois personnages seulement : Mark, un jeune homme aux origines inconnues, qui souhaite épouser Jenifer, mais King Fisher, le père de Jenifer, s’y oppose. Des autres personnages en orbite autour d’eux, aucun n’est plus important que Sosostris, une voyante dont l’air de l’acte III tient autant de la confession que d’un testament pour les artistes doués du même don.

Tippett termine à la même période Little Music for String Orchestra (1946), en quatre mouvements (Prélude, Fugue, Air et Finale), la Suite for the Birthday of Prince Charles (1948), également en quatre mouvements (Intrada, Berceuse, Procession et danse, et Carol), et The Heart’s Assurance (1950-1951), sur des poèmes d’élèves morts pendant la Première Guerre. Composée pour Britten et Pears, et sous le choc du suicide de son amie Francesca Allison, cette dernière œuvre reprend des éléments de l’opéra et chante les soldats morts sur le champ de bataille et ceux, restés à l’arrière, dont les vies sont marquées par ce déferlement de violence. Désormais installé dans le Sussex (Tidebrook Manor, Wadhurst), Tippett rend ensuite hommage à l’Italie, avec la Fantasia Concertante on a Theme by Corelli (1953). Anthologie d’influences, qui fonctionne comme un processus de co-création, Divertimento on “Sellinger’s Round” (1953-1954), commande de Paul Sacher, à qui l’œuvre est dédiée et qui avait dirigé la première des Ritual Dances (1953-1954), utilise également une musique préexistante. La comparaison avec le Divertimento de Bartók, autre commande de Sacher, était inévitable. Pourtant, les œuvres ont peu encommun, hormis leur ambition d’associer musique savante et musique populaire.

Quant au Concerto pour piano (1953-1955), dont l’origine remonte à une exécution du Quatrième de Beethoven par Walter Gieseking, il paraît parfois détaché du monde et présente une solide écriture du timbre. Les premières mesures, dans un genre aux formules pourtant établies, sont parmi les pages les plus intrigantes et les moins prédictibles de Tippett. Étrangère au romantisme, l’œuvre adopte la figuration baroque, mais aussi des combinaisons exotiques et des accumulations conduisant à des climax, ainsi qu’un principe de juxtaposition issu de Stravinsky dont l’influence se fait plus importante que celle de Beethoven, cité dans le dernier mouvement.

Mythologie et archétypes

La principale œuvre suivante, la Symphonie n° 2 (1956-1957), en quatre mouvements, représente un « nouveau mariage entre la concision et l’imagination », dans un style plus astringent. Les modèles se transforment en archétypes, dans un néo-classicisme aux accents stravinskiens, comme à la fin du deuxième mouvement dont les strates sonores engendrent les effets de timbre les plus originaux.

Crown of the Year (1958), commande d’Eric Walter White pour le centenaire de la Badminton School, réunit à nouveau Fry et Tippett, dont la musique modulaire est adaptée à la nature cyclique du thème de l’année. Dans le même temps, le compositeur consulte son librettiste pour son second opéra, King Priam (1958-1961), commande de la Fondation Koussevitsky, dans laquelle il rompt conceptuellement, techniquement et stylistiquement avec ses œuvres antérieures et qu’il citera souvent par la suite. Les images archétypiques illuminent la culture classique, l’Iliade, dont il s’inspire. Le messager Hermès, proche par ses capacités visionnaires de la Sosostris du Midsummer Marriage, et auquel il prête des résonances orphiques, est la création le plus proche de sa persona, tandis que les autres personnages souffrent des conséquences de leurs choix personnels et politiques. Tippett compose parallèlement Lullaby for Six Voices (1959), sur un texte de Yeats, pour le dixième anniversaire du Deller Consort, Music (1960), sur un texte de Shelley, et Words for Music Perhaps (1960), une suite de poèmes amoureux pour voix parlées et ensemble, une fois encore d’après Yeats. À l’air d’Achille « In the Tent », extrait de l’acte II de King Priam, pour voix et guitare, moment de calme et de repos dans un opéra où la violence domine, font écho les deux Songs for Achilles (1961), addendum à l’opéra, pour Peter Pears et Julian Bream.

L’austère Sonate pour piano n° 2 (1962) apparaît comme un pur collage, mais son intégrité structurelle réside dans des relations de temps qui accentuent la nature contrastante des modules musicaux. Dans cette œuvre d’une extrême concision, Tippett rompt la continuité et vise à un paysage idiosyncrasique désormais caractéristique. Après que la musique de scène pour La Tempête de Shakespeare au Old Vic Theatre s’est prolongée dans les Songs for Ariel (1962), le Praeludium for Brass, Bells, and Percussion (1962) s’intègre à une trilogie qui inclut la Sonate pour piano n° 2 et le Concerto pour orchestre (1962-1963), composés dans le sillage de King Priam dont ils partagent les techniques d’écriture. Dans sa correspondance, Tippett admet que l’atmosphère de l’opéra lui a été difficile à quitter, mais le **Praeludium tire profit des acquis de la sonate dans sa structure de blocs distincts. Et comme elle, c’est une étude sur les sonorités. Le Concerto élargit le spectre et renouvelle forme et contenu. Le premier mouvement paraît être un collage, mais chaque module entend y dépasser l’accumulation de ce qui l’a précédé. Ce mouvement, presque sans cordes, et le dernier font grand usage de l’éphémère, dans l’esprit des modernistes qui n’admettent guère de limites à la capacité de la mémoire. À son terme, on se demande si l’on a écouté une progression pointilliste de différents modules, une juxtaposition compacte et peu naturelle de blocs déliés ou un écho d’événements aussitôt dissous. La voix initiale, hermétique, confiée à la flûte et à la harpe, laisse place, dans le deuxième mouvement, Lento, aux accents orgueilleux d’Andromaque. Tippett s’extrait du champ de bataille de Troie et absolutise ses leitmotive dans une œuvre pour le concert n’excluant pas des échos de théâtre.

The Vision of Saint Augustine(1963-1965) repose sur lesConfessions de saint Augustin, que Tippett avait lues dans sa jeunesse et qu’il redécouvre à la faveur d’un essai de Gilles Quispel sur l’expérience augustinienne du temps et de la mémoire. Le manuscrit de l’œuvre illustre son extrême fragmentation. Le matériau et l’instrumentation y sont indissociables, composés de concert, tandis qu’un usage subtil de l’amplification consiste à introduire un instrument, souvent en hétérophonie, pour renforcer une mélodie ou une ligne, principalement dans les passages de glossolalie, où l’expression de l’extase des sons vocaliques appelle un embellissement instrumental.

Le troisième opéra, commande du Royal Opera House (Covent Garden), naît d’une série de confrontations : sexe et guerre, santé et défiguration, guerre romantique et guerre réelle, science et destruction, loisirs et politique, cauchemar et poésie de l’homosexualité. Tippett sait que ces sujets seront jugés difficiles, mais entend leur donner une forme scénique. Les premières esquisses pour The Knot Garden (1966-1969) divisent l’opéra en trois actes : confrontation, labyrinthe et charade. Sa discontinuité évoque le cinéma, des noirs ponctuant les commencements et les fins de ces « tableaux vivants » qui impliquent une lumière et une musique particulières. The Knot Garden s’ouvre sur son personnage principal, Mangus, qui chercher à se distinguer de son prédécesseur, Prospero, emprunté à La Tempête de Shakespeare. Deux couples, Faber et Thea, Dov et Mel, luttent pour leur identité. Flora et Denise, combattant pour la liberté, complètent le tableau. À Dov, sa créature la plus autobiographique, Tippett consacrera ses Songs for Dov (1969-1970), le troisième chantant : « Le langage vivant de notre temps est urbain », signant la fin du pastoralisme de Tippett.

La Symphonie n° 3 (1970-1972) lui coûte sept ans de travail par intermittence, ce qui implique le recours à une sténographie pour mémoriser la structure envisagée au début de sa conception. « La conception originale, spontanée, d’un “immobile” polarisé contre un “rapide” (si ridiculement simple, mais ayant clairement le pouvoir d’engendrer un processus créateur) a toujours été le facteur structurant. Avec ces idées à l’esprit tout au long de ces années, en leur permettant de croître peu à peu, arriva le moment où j’avais presque tout à l’esprit, à l’exception des notes. La symphonie avait une structure et un équilibre ; elle avait des idées d’orchestration. Je pouvais commencer avec ce que l’on tient communément pour la composition». L’étincelle originelle, comme le compositeur le mentionnera ultérieurement, est l’écoute d’une œuvre de Pierre Boulez en 1965 au Festival d’Édimbourg, dont la lenteur presque statique avait suscité chez Tippett l’idée d’un contraste avec un matériau rapide, aiguisé, violent. Quant à la matrice conceptuelle de la symphonie, elle remonte à la Sonate n° 2, avec l’antagonisme entre arrêt et mouvement – un autre antagonisme entre la hauteur (un ciel nocturne sans vent) et les profondeurs (le chant des courants de l’océan) court dans la deuxième partie. Tippett s’y émancipe des archétypes historiques et ouvre une nouvelle décennie, marquée par un composite complexe, qui ressemble à une réponse postmoderne à la limitation des formes modernistes.

Cycles

Composée, comme la deuxième, dans le sillage d’un opéra, la Sonate pour piano n° 3 (1972-1973) exaspère la dualité des deux mains et leur indépendance dans une unité auratique. « La sonate commence avec les mains les plus éloignées possible, et cette divergence physique des mains aux extrémités du clavier et leur jonction au milieu devient un trait maintes fois répété». L’indépendance des mains est explorée dans les mouvements extrêmes, rapides : le premier perpétue le contraste d’un allegro de sonate ; le troisième, le modèle d’une toccata de forme ABA (B, miroir inversé de A). Quant au mouvement central, il maintient leur unité et est construit sur une succession de dix-sept accords et quatre variations de leur succession. Chaque variation est transposée à la tierce mineure supérieure, de sorte que la quatrième variation revient aux classes de hauteur du commencement.

The Ice Break (1973-1976), quatrième opéra, repose sur deux archétypes : le son terrifiant, mais vivifiant de la glace qui se brise sur les rivières du Nord au printemps ; et le son de foules scandant des slogans, un son qui porte en triomphe ou menace de mort. Trois couples, dans cette intrigue : Lev et Nadia, leur fils Yuri et son amie Gayle, leurs amis Hannah et Olympion. Des tensions générationnelles et raciales leur font prendre des chemins opposés, leurs confrontations culminant en de violentes explosions. L’opéra avance vite, à l’instar de Nadia, le premier personnage à chanter, qui entre après neuf mesures de prologue orchestral. Le commentaire final revient à Astron, messager psychédélique, refusant le stéréotype qui paraît avoir ancré les personnages dans leur propre condition, et qui répond non sans ironie à leurs désirs inconscients : « Sauveur ? Héros ? Mais vous plaisantez ».

Aussitôt The Ice Break achevé, Tippett commence la composition de la Symphonie n° 4 (1976-1977), dont le point de départ remonte aux années 1920, au Musée anthropologique de Dorset, où Tippett avait vu un film sur la naissance d’un fœtus par multiplication des cellules. L’image était restée gravée dans sa mémoire et donne voix aux idées initiales de la symphonie. C’est un cycle de naissance et de mort – les carnets de composition abondent en métaphores de ce genre. La symphonie traditionnelle s’unit ici à l’invention libre de la fantaisie et à diverses impulsions lyriques. En outre, l’expérience de la respiration prend une forme abstraite et symbolise l’individu derrière l’œuvre, ou en elle – une autobiologie du créateur comme thème de l’argument symphonique.

Au cours des années 1970, la musique de Tippett se réfère de plus en plus à elle-même et s’éloigne des constructions par modèles, pour revenir au lyrisme de ses débuts. Le Quatuor à cordes n° 4 (1977-1978) présente trois caractéristiques principales : l’idée de naissance et de mort, pour la progression des motifs, comme dans le Molto legato où se conjuguent diminutions rythmiques et notes tenues, soufflets dynamiques et expansions intervalliques ; la citation de la Grande Fugue de Beethoven, qui interrompt violemment la nature du quatuor et dont le rythme se juxtapose à une allusion à l’*Agon* de Stravinsky ; enfin, l’invention de textures signifiant l’émancipation transcendantale du monde corporel et l’entrée dans la fiction suprême de la musique.

Après le cycle de la vie, dans la Symphonie n° 4 et le Quatuor à cordes n° 4 le Triple Concerto (1978-1979) représente le cycle du jour. Les esquisses en sont éparses et témoignent de l’inventivité galopante de Tippett et de sa capacité à composer rapidement. Après trois mois entre l’Australie, Singapour, Jakarta et Bali, à l’écoute des gamelans, dont il avait déjà entendu des enregistrements dans les années 1920 et dont il avait imité les sonorités dès sa Sonate n° 1, le mouvement lent du concerto, au centre, en adopte une ligne mélodique, à trois instruments – une narration mytho-poétique, un midi métaphorique dans le cycle du jour. Outre les sonorités de gong, de cloche et de percussions à hauteur déterminée, Tippett reprend des éléments balinais, comme dans le premier mouvement, où la ligne thématique principale est au centre de la texture et où les autres instruments l’entourent de notes et de lignes similaires. Par ailleurs, le Triple Concerto, avec violon, alto et violoncelle solistes, entend ne pas être un concerto pour trio à cordes et orchestre, sur le modèle du Triple Concerto de Beethoven, pour « trio avec piano et orchestre », mais un concerto pour trois solistes, aucun ne sacrifiant l’autre.

Œuvre monumentale, The Mask of Time (1980-1982) aborde la notion de transcendance. Le livret compile quantité de sources et de formes. Le sujet en est la polarité entre la connaissance obtenue par des voies intellectuelles (la connaissance du scientifique) et celle obtenue par la sensibilité (la connaissance de l’artiste). L’œuvre est construite en dix scènes, ou fragments, d’une possible épiphanie. La première partie est une cosmogonie : un accord de cinq sons y symbolise l’existence, l’émergence soudaine de la Présence, par opposition à l’Absence qui l’a précédée. La mythologie domine, et dans un « Rêve du jardin du Paradis », Tippett cite notre ancêtre qui, le premier, douta que le projet humaniste pût soutenir la pression de la science et la violence de la nature. La seconde partie s’ouvre sur la voix du poète, en l’espèce Shelley, qui chante le « Triomphe de la vie ». Son message, comme celui de ses rimes, est incomplet, mais plein d’espoir. La science et la maîtrise technologique restent à l’arrière-plan du « Miroir de la lumière blanche » qui, à travers trois préludes instrumentaux, fait de la musique la métaphore de l’ordre. La dernière scène, « Le chant ne se taira jamais », utilise un chœur sans texte, comme une transcendance à l’œuvre.

The Blue Guitar (1982-1983) se fonde sur un poème de Wallace Stevens, en réponse à la toile de Picasso Le Vieux Guitariste aveugle. Cette sonate en trois mouvements médite des vers choisis de Stevens sur la réalité et l’imagination. À sa suite, Tippett compose la Sonate n° 4 (1984), conçue comme cinq bagatelles reliées par des tonalités, des tempos et des styles distincts, mais dans une séquence musicale continue. Cette division originelle se transforme de la sorte en une architecture de sonate, en écho à la Symphonie n° 4 dont on retrouve les accents dans le troisième mouvement et où les ressources des pédales confèrent une résonance orchestrale à l’instrument soliste. Comme dans The Blue Guitar, le mouvement conclusif est lent, dont les lignes sur des harmonies résonantes décrivent trois rotations de hauteurs, tendant éventuellement à l’accord.

Un cinquième opéra, New Year (1985-1988), renoue avec le symbolisme, le rituel et l’imagination, construisant sa narration sur la danse. Là encore, les personnages principaux doivent trouver le courage de dépasser leurs peurs et accepter de devenir victimes de leurs conditions. Si The Mask of Time traite du passé et du présent, New Year vise l’avenir. La terre est le Présent, et elle est vitale, mais pleine de luttes, tandis que le Futur est lointain et incertain. Ces positions impliquent un messager : Pelegrin qui, comme Hermès, est une figure-clef de Tippett, en tant que l’un et l’autre peuvent aller « entre le monde humain, le monde d’Aujourd’hui, et le monde divin, le monde de Demain, franchissant les modes du dedans et du dedans, ainsi que les choses qui les composent ». Générant un paysage sonore, Tippett fait usage de trois saxophones, deux guitares électriques et une guitare basse qui s’intègrent, de manière inclusive et non exotique, à l’orchestre symphonique dont l’écriture lumineuse requiert un minimum d’interprètes et qui introduisent, par l’électronique, une dimension presque futuriste.

Style tardif

À travers la poésie visionnaire de Yeats, Tippett explore le monde ancien dans Byzantium (1988-1990), qui ouvre son « été indien ». L’intérêt de Tippett pour la poésie de Yeats remonte aux années 1930, sur la suggestion de son mentor littéraire, Eliot. À l’origine, Byzantium constituait la partie centrale d’un cycle pour soprano et orchestre, en trois mouvements. Les cinq strophes du poème sont mises en musique et reliées par des interludes de l’orchestre, qui inclut deux harpes, deux synthétiseurs et deux octaves de rototoms, dont Tippett affectionnait le timbre. La mosaïque est créée par des modules qui s’accumulent et changent selon les allusions du texte, mais l’« intensité cristalline » du poème persiste. À la danse et à la transe sont attribuées diverses textures et mélodies.

Après une tournée aux États-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande, Tippett se consacre au Quatuor à cordes n° 5 (1990-1991), aux résonances spectrales, et construit sur des hétérophonies. Dans cette œuvre, comme dans Byzantium, le chant s’avère déterminant – il le sera plus encore dans The Rose Lake, chant sans parole pour orchestre. Tippett réside alors à Nocketts (Calne, Wiltshire), dans la campagne anglaise. L’origine lyrique du Quatuor à cordes n° 5 est un chant mélancolique de rossignol doré, qui « peut sonner comme quelqu’un au cœur déchiré qui sanglote10 ». Médiation sur le personnel et sur l’impersonnel, ce quatuor oscille entre lyrisme et réflexion (première voix), soliloque (deuxième voix) et imagination (troisième voix). Le langage acerbe de Tippett s’adoucit peu à peu, et l’acidité de son monde harmonique se teinte in fine d’expressions élégiaques.

Le chant du cygne de Tippett est The Rose Lake (1991-1993), une série d’épiphanies arrangées comme une succession de textures délicatement construites, desquelles émergent des éruptions apériodiques, pour éclairer son programme : l’ombre et la lumière comme lien métaphysique entre les sections qui racontent le progrès d’un artiste et son ascension vers le sublime. Les archétypes historiques (la Pastorale de Beethoven et La Mer de Debussy) se doublent de citations et d’allusions à l’œuvre du compositeur (King Priam, New Year et Byzantium). Des sous-titres programmatiques, dépeignant l’émergence, la progression et la fin d’une mélodie, sont associés au cycle vital, de la naissance à la mort. La puissante rhétorique orchestrale atteint son apogée dans The Rose Lake, avec ses gestes, le chœur et le pupitre des cors en hétérophonie, l’usage de rototoms, les textures fragmentaires à l’arrière-plan, les fonctions discontinues, mais aussi l’écriture mélodique délibérément lyrique et le vocabulaire harmonique consonant, qui induisent une dissonance esthétique entre le style et le contenu. Évanescence et transparence sont les vertus de cette œuvre, qui résiste à la clôture. Paradoxalement, ce sont les citations et les allusions à la musique du passé qui sont les plus innovantes, en tant qu’elles agissent comme un hypertexte. Plutôt que de transporter l’auditeur dans le passé, ce sont des moments saillants de la musique passée mais vivant au présent. En leur permettant de résonner dans une musique récemment inventée, Tippett nous oblige à considérer la relation entre passé et présent selon une idée chère à Eliot : ce qui se produit quand une nouvelle œuvre d’art est créée se produit simultanément pour toutes les œuvres d’art qui l’ont précédée. Le passé est re-présenté de telle sorte que sa présence produit une conscience suspendue. La fragilité de l’œuvre distille un lyrisme saisissant. « Le lac commence à chanter » énonce une mélodie pour six cors en hétérophonie, métaphore de la transformation qui opère quand le magique et le réel interagissent. On trouve ailleurs l’accord mystique du Prométhée de Scriabine. Tippett donne ainsi vie aux archétypes dans une ère post-historique. Lui-même a décrit The Rose Lake comme manifestant une progression de l’aube au crépuscule. Et dans les dernières mesures, après avoir été témoin de l’émergence, nous sommes abandonnés aux sons du Lac rose : des chants d’insectes et une grenouille sautant dans l’eau. Ces effets onomatopéiques ne sont pas nouveaux dans le lexique de Tippett : on les trouvait déjà dans The Knot Garden et Byzantium. Ce sont ici des sons qui tirent l’auditeur du monde de l’enchantement vers celui de la réalité. Et c’est une image de l’absentement du compositeur : seule reste la musique. Tippett rencontre sa propre fin, non loin de la poétique d’Eliot pour qui le progrès d’un artiste est un incessant sacrifice de soi, une extinction de sa personnalité. La cessation de la musique, symboliquement et littéralement, confirme une prophétie hégélienne, celle d’une séculaire métaphysique ayant atteint son terme.

Adaptation et traduction de l’anglais, Laurent Feneyrou.

  1. Michael Tippett, Those Twentieth Century Blues: An Autobiography, Londres, Hutchinson, 1991, p. 13.
  2. Thomas Schuttenhelm (éd.), The Selected Letters of Michael Tippett, Londres, Faber & Faber, 2005, p. 221.
  3. Michael Tippett, Those Twentieth Century Blues, op. cit., p. 58.
  4. Michael Tippett, Moving into Aquarius, Frogmore, St. Albans, Hertforshire, Paladin Books, 1974, p. 138.
  5. The Selected Letters of Michael Tippett, op. cit., p. 393.
  6. Ibid., p. 348.
  7. Ibid., p. 291.
  8. Dans « Feelings of Inner Experience », How Does it Feel? Exploring the World of Your Senses (Mick Csaky, éd.), Londres, Thames & Hudson, 1979, p. 176.
  9. Sir Michael Tippett: The Four Piano Sonatas, notices de Sir Michael Tippett, CRD Records, 1985.
  10. Michael Tippett, Tippett on Music (Meirion Bowen, éd.), Oxford, Clarendon Press, 1995, p. 3.
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+33 1 44 78 48 43

heures d'ouverture

Du lundi au vendredi de 9h30 à 19h
Fermé le samedi et le dimanche

accès en transports

Hôtel de Ville, Rambuteau, Châtelet, Les Halles

Institut de Recherche et de Coordination Acoustique/Musique

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