Parcours de l'œuvre de Richard Strauss

par Jacques Amblard

Avec Mahler, auquel il a survécu près de quarante ans, c’est sans doute pour Richard Strauss qu’on a le mieux parlé de « post-romantisme ». Même si, un temps, d’aucuns l’auront cru « démodé1 » après 1918, il restera finalement, notamment grâce à « l’été indien » des années 1940, le plus imposant compositeur allemand de la première moitié du XXe siècle, avant que Stockhausen ne s’installe dans la seconde d’une toute autre manière. Strauss invente, et c’est une gageure, une longue coda à Wagner. Mais sous son haut-de-forme, que les avant-gardes trouveront hâtivement désuet, se cache un moderne discret.

Un romantisme « modernisé » : les poèmes symphoniques

Discret ? La page la plus fameuse de l’Allemand, très largement diffusée par le film 2001, L’Odyssée de l’espace (1968), n’est pas discrète. L’introduction de cet Ainsi parlait Zarathoustra (1896), d’après l’ouvrage éponyme de Nietzsche (1883-1885), clame un orchestre renforcé, « optimisé ». Le compositeur a intégré les nouveaux alliages du Traité d’orchestration de Berlioz (dont il publiera même une révision), mais aussi l’émancipation wagnérienne des cuivres, enfin les augmentations sonores de Liszt (passage d’un orchestre « par 2 » à « par 3 ») et au-delà (désormais plutôt « par 4 »). Dans cette logique additive, typique des post-wagnériens en général, il ajoute même l’orgue, comme Saint-Saëns dans sa Troisième Symphonie (1886). Il faudra atteindre 1913 pour que l’orchestre fasse un nouveau pas dans cette montée en puissance (dans le Sacre du printemps de Stravinsky). Mais Zarathoustra demeure une étape importante de cet essor.

La modernité est en même temps soustractive, comme chez Satie à cette époque. La montée des quatre trompettes (sur do sol do) est à la fois sonore et vide (quinte à vide et octave), antique, pythagoricienne : on grimpe un spectre d’harmoniques, le « corps sonore » de Rameau. Quand le mi arrive enfin (cinquième harmonique), il se corrige aussitôt en mi b. Et la seconde fois, c’est le contraire. Strauss prévoit ainsi l’ambivalence majeur/mineur du premier XXe siècle, avant Stravinsky, Prokofiev et Bartók, voire les modernes Français (Debussy, puis Ravel) dans leur utilisation de la note bleue (mi b ajoutée au-dessus du mi bécarre de do majeur).

La cinquième partie, « De la science », est précisément scientiste. C’est vingt-sept ans avant le Schoenberg dodécaphoniste (1923). Or, le sujet de cette fugue serait exactement une série si le sol ne se répétait pas. Certes, Strauss y associe encore une harmonie tonale, wagnérienne (do majeur, puis si mineur, mi bmajeur,lamajeur,ré**b majeur). Mais Alex Ross souligne justement que l’école de Vienne, clairement, « s’inspira de sa polytonalité [nous y revenons ci-dessous] et de son anticipation de l’écriture à douze sons2 ».

Et les contrebasses, dans « De la science », devront entonner un contre-si sépulcral. En outre, avant même que les quatre trompettes n’éclairent l’introduction, le contrebasson faisait sourdre son contre-ut. La puissance de Strauss, ce « graillon » germanique, est donc aussi dans ses nouveaux graves, caverneux, inédits. Or le Prokofiev grave/puissant, cuivré, ne rugira que seize ans plus tard, déjà au sommet dans son Second Concerto pour piano (1912-1913).

Zarathoustra n’est qu’un maillon d’une première chaîne, celle des poèmes symphoniques. Ces poèmes, à partir de Don Juan (1887-1888), feront le premier succès de Strauss. Leurs audaces seront comprises. Car elles sont chaque fois justifiables par le programme. La rapidité des modulations initiales de Don Juan (do majeur, majeur, si majeur, puis mi majeur en seulement trois mesures très rapides), associée à un essor explosif de l’orchestre, invente la fulgurance straussienne. C’est un nouveau romantisme foudroyant. Mais ici, l’explosion figure une montée de sève, principe tellurique du héros.

De même, les juxtapositions tonales de Till l’espiègle (1894-1895), encore plus rapides, campent bien sûr la dite espièglerie. Et les nouveaux graves, mentionnés ci-dessus, s’appesantissent encore : aux cuivres, à la fin, caverneux dans leurs neuvième mineure descendante. Cette fois, Prokofiev est déjà là, tout à fait. Y répond une clarinette piccolo, au contraire, dans le suraigu : Till invente un rapide écartèlement sonore qui préfigure nettement la seconde école de Vienne.

Don Quichotte (1897) développe la veine humoristique, légère (thème de Sancho Panza), centrale dans le Strauss futur. L’œuvre ose, outre une fugace polytonalité au début (avant la Nuit transfigurée de Schoenberg, Charles Ives, puis Stravinsky), des effets d’orchestre inédits, au-delà de la simple montée en puissance. La bataille avec les moutons (variation II) reste une musique de genre. Ses flatterzunge (esquissés dès Till) et ses tremoli, bien sûr, figurent des bêlements. Reste que pas même l’impressionnisme français ne reprendra de telles couleurs inédites. La variation VII, la chevauchée dans les airs, justement, avec son éoliphone (machine à vent), ses glissades de harpe, ses quintes parallèles (ré la, do sol, si b fa, la b mi b, ré b la b) cette fois, prophétise précisément l’impressionnisme, le nouvel orchestre deDaphnis et Chloé (1912) de Ravel.

Une vie de héros (1897-1898) propose d’autres épisodes polytonaux, parfois même atonaux. Lorsque le héros est calomnié par ses ennemis, les cancans sont figurés par une moderne polyphonie total-chromatique. Programme oblige. Mais dès 1898, ces lignes brisées atonales (d’abord celle de la flûte), par leur courbe en dent de scie, figurent des intonations allemandes, violentes. Cet « intonationnisme » fin approche mieux une prosodie réelle que celui de Hugo Wolf ou de Moussorgski. Il dépasse même, par avance, en précision, celui de Janáček.

Mais certes, la réaction peinée du héros a tôt fait de réinstaller le chromatisme tonal de Wagner. Dominique Jameux remarque ainsi cette tendance, après avoir esquissé une invention, de « céder, à un moment, à quelque impulsion euphorique, charmeuse et charmante, complice du public3 ».

La première veine historique, celle des poèmes symphoniques, trouvera deux codas tardives dans la Sinfonia Domestica (1902), puis Une symphonie alpestre (1911-1915).

Deux opéras sanglants : Jugendstil ou déjà expressionnisme ?

Dans Salomé (1903-1905), une adolescente embrasse les lèvres d’une tête coupée, dégoulinante de sang, tranchée par sa faute, celle du prophète Jean qui baptisa le Christ. Le scandale, lors de sa création à Dresde, et le succès corrélé, seront énormes. Juste après sa reprise à New York en 1907, l’opéra sera interdit aux USA durant dix-sept ans. C’est certes bon signe, du point de vue des avant-gardes. Mais le scandale est d’abord affaire de livret. Ses thèmes, viennois excessifs, freudiens, semblent déjà expressionnistes. Sexe (comme le souligne Bryan Gilliam4) : la célèbre « danse des sept voiles » déshabille intégralement le rôle titre, si aucune danseuse professionnelle ne la double. Violence : cette Salomé de seize ans, après Carmen, avant Lulu, provoque le suicide à l’épée du garde Narraboth, sous ses yeux, puis la décollation d’un saint. L’inceste rode aussi. C’est le goût du roi Hérode pour la fille (Salomé) de sa maîtresse Hérodiade. Et de même que, vingt ans plus tard, Wozzeck ne durera qu’une heure trente, le format semble déjà aussi moderne : presque aussi bref (1h40), percutant, cut, concentré en un seul acte : pré-cinématographique.

Strauss s’y passe même de prologue (comme bientôt dans Elektra). Un accord mineur se transfigure en majeur, là encore, et c’est le premier chant. Dans ces six premières notes, le second leitmotiv du saint, quand celui-ci apparaît devant l’héroïne subjuguée, rappelle l’introduction de Zarathoustra. C’est encore sur pédale de do, claironnant, vide : au prophète Zoroastre répond le prophète Jean. Or, deux quartes entourent ici do (do sol puis fa do). Puis les quartes s’empilent davantage dans la danse des sept voiles5, juste avant que Mahler et Schoenberg n’aient la même idée, respectivement dans leurs Septième Symphonie (1904-1905, fin du premier mouvement) et Symphonie de chambre (1906), et bien avant la stylisation générale du procédé par Bartók. Puis les notes 5 et 6 affirment enharmoniquement un triton (la ré#), en soi l’un des plus sûrs hérauts des avant-gardes et du premier XXe siècle. Oui, ce triton « fascine » en effet déjà le musicien, comme l’écrit justement Ross. Le Baptiste prophétise effectivement l’avenir, mais de l’histoire de la musique.

Enfin, quant à la puissance sonore, Salomé augmente encore Zarathoustra, avec son orchestre de plus de cent musiciens, dont un orgue et un harmonium derrière la scène, quinze cuivres et pas moins de neuf percussionnistes. Les percussions bientôt magnifiées par Bartók, ou Ionisation (1929-1931) de Varèse, ne sont pas si loin. Bref, Strauss atteint là son pic historique d’avant-gardisme. Livret scandaleux, musique resserrant ses modulations, parfois polytonale (les médecins qui parlent en même temps), Strauss inaugure, à la suite du Pelléas et Mélisande de Debussy (créé en 1902), mais de façon plus tonitruante, l’opéra du XXe siècle.

Si Elektra (1906-1908) est bien encore un pugilat obscur, grave, hanté par la clarinette basse, les modulations se resserrent encore et frôlent alors l’impression d’atonalité (surtout dans les tirades torturées de Clytemnestre). L’esquisse d’un expressionnisme musical se précise. Mais les consonances verticales, même si fuyantes, ne sont jamais vraiment abandonnées. Et le livret est paradoxalement moins scandaleux (monstre pour monstre, Électre n’a pas le charme dérangeant de Salomé). Un pic de rugosité harmonique est atteint quand Électre reconnaît son frère et crie : « Oreste ! » Strauss ose alors la polytonalité la plus nette de sa carrière, d’autant plus appuyée par une acmé orchestrale. Selon un critique du New York Herald TribuneElektra forme avec Pelléas et Wozzeck le trio qui a réussi à dépasser Wagner6. Pour autant, si Salomé et plus encore Elektra semblent déjà expressionnistes par leurs meurtres, leurs incestes, le drapé mythologique persistant pourrait les cantonner au préalable historique que serait le point culminant de l’Art Nouveau germanique (Jugendstil).

Possibilité d’un « romantisme néoclassique » : les grandes opérettes

Elektra est la première collaboration avec Hofmannsthal. En rupture totale, la seconde est Le Chevalier à la rose (1909-1910), une curieuse « opérette géante7 ». La Maréchale trousse l’adolescent Octave (rappelant le Chérubin des Noces de Figaro), qu’elle surnomme « Quinquin », lequel l’appelle « Bichette ». Elle a parfois la « Migräne ». L’action déterre l’époque libertine de Mozart, mais plus longuement, pesamment, qu’un opéra bouffe. La musique reste post-romantique, l’orchestre opulent. Mais les espiègleries du livret sont encore acidulées par le nouveau style de « conversation musicale ». Le succès sera le plus phénoménal de la carrière de Strauss. Quand les alliés investiront sa villa le vieillard s’écrira : « Je suis le compositeur du Chevalier à la rose ! »

Voilà l’autre versant de Strauss : la légèreté sud-germanique (viennoise) symbolisée par les valses anachroniques (dans le Chevalier et déjà dans Elektra8), celle d’un musicien gorgé de bonheur par son ménage et sa gloire, débordant d’humour. Ce dernier culmine dans le Der Krämerspiegel, op. 66 (1918). Ce « miroir des boutiquiers » fustige, à travers un cycle de lieder, les éditeurs de musique, Breitkopf, Härtel, ou le Berlinois Bote et Bock. Bock (en allemand « le bouc ») y mâchonne des fleurs qui symbolisent la musique. Bote (« le messager ») rend visite au chevalier à la rose.

Ce premier « opéra rose », selon l’expression de Jameux, est suivi par un second, Ariane à Naxos (1912, seconde version en 1916), où l’on retourne à l’aria et au recitativo secco. Plusieurs éléments augurent ainsi, bien avant Prokofiev et Stravinsky, de la possibilité d’un néoclassicisme, ici encore mêlé au post-romantisme rarement absent chez Strauss. Klee n’a pas même encore écrit (il le fera en 1915), que « les expériences du baroque ont avec le temps présent quelque chose de fondamentalement commun9 ». Et déjà l’orchestre se réduit ici au tiers, à trente-cinq instrumentistes. Et la modernité est encore dans la mise en abyme violente, la diachronie surprenante du livret10.

D’un argument symboliste du même Hofmannsthal, La Femme sans ombredemeure léger en tant que féerie. Le grand orchestre moderniste y est non plus seulement puissant, mais à effets pittoresques, variés, « exotiques », dans la lignée du Château de Barbe-Bleue (1911) de Bartók. Chaque effet, comme chez le Hongrois, est justifié par la magie du livret, le célesta impressionniste par le vol du poisson, les cuivres graves par la nourrice démoniaque (comme la vilaine cuisinière de l’Amour des trois oranges* de Prokofiev, 1918-1921), l’*ostinato stravinskien de la clarinette piccolo par la voix du faucon, les entrelacs inédits du piccolo et du violon solo par la réapparition finale de l’ombre, symbole de la fécondité féminine. La morale glorifie l’amour domestique, conjugal, terrestre, et au fond, comme toujours, le ménage heureux des Strauss. La philosophie mozartienne met en regard les deux couples avec ceux de la Flûte enchantée.

Si Intermezzo (1924) se passe du cher librettiste, Strauss lui-même y bricole encore le livret d’un opera buffa (en même temps Singspiel et opérette). L’invention structurelle est dans cette joute, économique, « vide », entre deux époux en crise, inspirée par les éclats de Pauline, l’épouse aussi impondérable que la Pauline du Joueur de Dostoïevski. C’est aussi une modernité langagière selon Jameux11. Strauss inaugure de ces comédies « domestiques » actualisées, où le téléphone, par exemple, joue un rôle clé, comme dans Von Heute auf Morgen (1928-1929) de Arnold Schoenberg ou plus tard La Voix humaine (1958) de Francis Poulenc. Les sports d’hiver (cette nouveauté) engendrent un glissando comique (mais moderne), les glissades de la luge. Voilà assurément des « traits cinématographiques12 ».

Arabella (1928-1932), sur un ultime livret de Hofmannsthal, comme le Le Chevalier, enchaîne travestissements (Zdenka/Zdenko) à nouvelles « Migränen ». Mais si cette grosse opérette prend encore son temps, elle allège l’orchestre du « chevalier rose » pour enfin atteindre au drama giocoso néo-mozartien. Selon l’ami Ludwig Karpath, « c’est un opéra qui vous rend meilleur13 ».

Et le projet reste bouffe avec le librettiste Stefan Zweig. Le femme silencieuse, créée en 1935, entend encore réinventer Les Noces de Figaro ou quelque Barbier de Séville. Fort de son propre personnage de barbier, il eût pu d’ailleurs s’appeler Le Barbier de Londres. Notons que c’est le néoclassicisme, cette fois, de Stravinsky, qui semble parfois mêlé au post-romantisme habituel, comme dans l’ostinato comique de trois notes ascendantes au cor, au début. Cette influence s’accuse encore dans L’Amour de Danaé (1940). L’ostinato initial (sur la si b la ré), en effet, s’épaissit d’une polytonalité cette fois clairement stravinskienne.

Il faut attendre Capriccio, créé en octobre 1942, pour toucher au « chef-d’œuvre de Strauss » selon Lucien Rebatet14. Le livret, musicologique, parle explicitement d’histoire de l’opéra. En songeant au futur postmodernisme, les citations sont alors plus facilement intégrées : nécessaires. Soutenues par le clavecin, celles de Gluck, de Couperin, de Rameau, le disputent à celles de Wagner (Les Maîtres chanteurs), de Piccinni et, bien sûr, de Mozart. Galerie sonore, anachronismes justifiés, interludes post-romantiques culminant dans la « musique de clair de lune » (début de la scène 13), livret dense15, qui commence par deux blagues complexes, et pourtant assemblé par un amateur comme La Flûte enchantée l’était par Schikaneder, ce « catalogue straussien » est une mise en abîme absolue. Or, après un premier hypertexte dans Ariane à Naxos, c’est la vie d’un chef d’orchestre, dans Intermezzo, qui était narrée, puis celle d’Henry et de sa troupe d’opéra dans La Femme silencieuse.

« Mon œuvre s’achève avec Capriccio16 », confie Strauss à Willi Schuh.

« Poly-romantisme »

Capriccio semble l’aboutissement du « néoclassicisme romantique » très personnel à Strauss. Un néoclassicisme plus orthodoxe, stravinskien, exista aussi. Après Pulcinella (1919) du Russe, l’Allemand écrira aussi quelques remakes, dont Les Danses de Couperin (1929) ou un néo-Idoménée de Mozart (1930).

Au-delà, quelques œuvres de la fin retentent une musique « pure », concertante. La « pureté » y est aussi dans la veine mozartienne jamais suivie aussi loin auparavant. Après le Second Concerto pour cor (1942) et avant le Double Concerto pour clarinette et basson (1947), le Concerto pour hautbois (1945) tente un vide, une discrétion nouvelle à ce degré : les cordes l’inaugurent d’un simple frétillement oiseleur, ré mi ré mi. Zarathoustra semble loin. Puis, de Mozart, les formules harmoniques, tierces parallèles, accompagnements à « élan » (demi soupir trois croches), se combinent aux modulations straussiennes : ruptures, mais pivotant par une note commune.

Ces modulations sont un canevas pour la surprise straussienne, depuis Don Juan jusqu’aux Quatre Derniers Lieder**(1948), en passant par Arabella dont l’amorce juxtapose la mineur, fa mineur (enchaînement le plus straussien), mineur : trois accords en trois secondes. C’est ainsi que l’Allemand pousse la consonance au-delà de Wagner, par des univers tonals divers, montés au sens du cinéma, collages, filtres colorés successifs. Le finale des Quatre Derniers Lieder, « Im Abendrot », propose dans son introduction de modernes et longs « accords pédales », un accord de mi b majeur, puis de do mineur, puis la b mineur. On pivote par notes communes.

Surtout, le lyrisme de Wagner devient ici « poly-lyrisme », poly-Tristan. Plusieurs voix chantent réellement en même temps, mais à pleine voix, violons 1 et bois aigus d’une part, violons 2 et bois alti d’autre part, à partir du troisième accord. Les contrepoints de Beethoven, Schumann, Brahms, même si personnels à chacun, restaient légèrement archaïsants, diligents, obnubilés par Bach. Mais Strauss superpose, cette fois, plusieurs mélodies romantiques, plusieurs suppliques. Il sublime donc un « contrepoint lyrique ». Rachmaninov tente le même type de superpositions, lui aussi « poly-romantique ».

C’est ainsi que la scène de la métamorphose finale dans l’opéra Daphné, créé en 1938, prône l’indépendance de voix, certes, mais aussi l’ambition de chacune à émerger, émouvoir. Daphné se transforme en laurier qui, à mesure, continue à chanter, donc avec force bois (le bois de laurier et ceux de l’orchestre), mais surtout force branches diverses, chacune prima donna.

Les Métamorphoses (1945) sont ainsi écrites, en principe, « pour vingt-trois cordes solistes ». On n’atteint jamais, en pratique, à une telle autonomie de chacune. Mais le principe de foisonnement lyrique est ainsi bien explicité, presque théorisé, généralisé, à la fin de la carrière. En fait, la juxtaposition des tonalités, le collage horizontal straussien, touche ici au romantisme brisé, cubiste. Les césures sont continuelles durant une demie-heure, formant une mélodie continûment discontinue. Strauss écrit là son œuvre expérimentale, cette fois sans programme ni livret, donc au-delà d’Elektra.

L’histoire n’est donc pas linéaire : la technè

Si. Le programme des Métamorphoses existe : ce sont les ruines de la Seconde Guerre mondiale. On comprend alors, par cette exception, que le romantisme persistant n’a guère été, ailleurs dans le catalogue de Strauss, « catastrophique » ni autodestructeur comme celui de Mahler. Au contraire, il fut affirmatif, vainqueur (à la suite de Wagner), plutôt majeur, optimiste, bien campé sur sa quinte qui graillonne dans le grave, autant dans le léger Arabella (dont les accords gardent ce « grain » germanique), que dans la quinte grave initiale d’« Im Abendrot ». C’est, reconduite, la gravité de Beethoven, de Brahms. Est-ce cette « affirmation allemande » qui a valu au musicien, au-delà de sa célébrité, de son statut de musicien national, d’être tant courtisé, avant d’être partiellement rejeté, par le régime nazi, Goebbels en particulier ? Capriccio se préparait à l’opéra de Munich, en 1942, à quelques kilomètres du camp de concentration de Dachau.

Capriccio, pourtant, semble moins affirmer l’Allemagne que l’Autriche, voire la France. Adorno écrivait qu’« après La Flûte enchantée, il n’a plus été possible de contraindre musique sérieuse et musique légère à coexister17 ». Mais Capriccio le nie. Et le compositeur « énorme » de Zarathoustra, ce « Richard II », devient aussi, selon Michael Kennedy, « l’Offenbach du XXe siècle18 ». Il réunit tout l’esprit germanique, Sud et Nord, léger et grave, catholique et protestant. Et son « néoclassicisme romantique » devient parfois paradoxe. Il engendrerait un « poly-stylisme » précurseur du postmodernisme, selon Alex Ross.

Selon une vision moderniste pure, Strauss n’aurait posé qu’une pointe de pied au XXe siècle, le talon de l’autre pied ancré au XIXe siècle. Son acmé historique rougeoierait alors naturellement au centre, entre les deux siècles, donc en 1900, dans le Jugendstil de Salomé. Or, le musicien est finalement actif durant soixante-dix-huit ans (dès 6 ans et jusqu’à 84 ans). Il écrira notamment, après Salomé, au moins six opéras entrés depuis dans le grand répertoire, jusqu’à son « chef-d’œuvre » en 1941, selon  Lucien Rebatet, l’un de ses commentateurs, qui voit en lui « après Mozart, Wagner, Verdi, celui qui a donné a la scène le plus d’œuvres assurées d’une longue carrière19 ». Antoine Goléa compare l’envergure lyrique à celle de Puccini. Il remarque que Strauss poursuit plusieurs décennies plus loin cette dernière percée historique du grand répertoire dramatique tonal, après Turandot (inachevé en 1924), et cela même en s’interdisant les facilités de l’Italien (comme doubler le chant aux cordes)20.

On ne peut que conclure que l’histoire n’est pas linéaire. De même, une vision purement moderniste rejetterait Bach avec le principe d’une polyphonie attardée au XVIIIe siècle (dépassée en théorie car bâtie sur un concept de la Renaissance) ; elle préférerait Vivaldi et son orchestre vertical, « moderne », que Bach admirait et copiait d’ailleurs parfois. Mais comme le résume Adorno, c’est là toute la « fausseté de l’esthétique du génie qui supprime le moment de faire final, de technè dans les œuvres d’art21 ». Or, la technè, le métier, finit chez Strauss par devenir un concept esthétique, historique : une nouvelle densité, horizontale (romantisme fulgurant) et verticale (poly-romantisme), sans parler des orchestrations inédites. Un très jeune Adorno de vingt et un ans, combattant moderniste, même s’il analyse un « défaut d’objectivité » chez Strauss, d’ailleurs à l’époque où ce dernier se démode (en 1924), conclut néanmoins déjà à une « vérité esthétique22 » sous-jacente. Les collectifs futuristes, volontiers, tranchent, quand ils s’affichent politiquement, ainsi en première page du Figaro le 20 février 1909 : « Une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que La Victoire de Samothrace ». Mais Strauss, fédérateur, propulse cette vieille sculpture (le romantisme) à la vitesse, justement, de ces nouvelles automobiles. Sa fulgurance, elle aussi, prophétise celle des temps modernes, celle de cet Homme pressé que typa Paul Morand dans son roman de 1941. L’hédonisme straussien est encore dans son romantisme physique, presque « sportif ». Les orchestres amateurs ne peuvent guère le jouer. Rarement orchestrateur ne devint aussi invasif (par une discographie singulièrement riche), donc pragmatiquement aussi accessible pour le public, mais aussi peu pour les instrumentistes. Cela signe une acmé de l’histoire de l’orchestre, un point de rupture paradoxal.

On n’a pas évoqué le répertoire de piano, pourtant riche de quarante-deux numéros. Il est surtout de jeunesse. Et il semble qu’il faille encore l’orchestre, celui de Burlesque (1886, pour piano concertant) pour qu’un musicien de vingt-deux ans naisse avec sa fulgurance, d’abord ainsi pensée par l’humour foisonnant précisément dans le foisonnement de l’instrumentation. Varèse tranchait : « Oublions le piano ». La postérité de Strauss dit presque la même chose de son propre piano. Elle prononce ainsi, en pratique, la victoire de l’orchestre en tant que laboratoire des timbres du XXe siècle, donc celle de Varèse. Strauss chante en coulisse cette thèse, finalisée par Makis Solomos (le XXe siècle eût été une affaire de sons et non plus de langage23), mais ceci dans une version d’autant plus trouble et clandestine qu’extensive, populiste : si l’on garde la tonalité (puisque le langage ne « compterait plus ») et l’on réinvente l’orchestre de fond en comble (le son), alors on aboutit à des bulles, des singularités historiques, comme Zarathoustra ou Boléro de Ravel (1928), pour les deux mêmes raisons (tonalité mais nouvel orchestre).

Lyrisme absolu et absolu hédoniste

On pourrait conclure à « l’artisan pur », au vieil ennemi du concept — comme toute la musique selon Kant24. C’est oublier les études de philosophie de la jeunesse et l’hommage à Nietzsche (Zarathoustra). Au contraire, Strauss eut presque toujours besoin de récits, livrets, arguments. Sa musique est donc bien du XXe siècle, conceptuelle, topique : imagée, « impure ». Le poète Hofmannsthal semble ici nécessaire, consubstantiel. Qui d’autre que Strauss fut à ce point abattu par la mort de son librettiste ? Le lyrisme mélodique straussien fonctionne à la lettre : dans le répertoire poétique.

Strauss ne peut comprendre le demi-lyrisme de Pelléas, calqué à dessein par Debussy sur nos planes intonations nationales : « C’est trop humble25 », résume l’Allemand. Le double lyrisme straussien, lui, est un aboutissement pour l’histoire. On a même pu se passer d’évoquer, ici, non seulement le piano et les vingt-quatre numéros de musique de chambre, mais encore les plus de deux cents lieder. Exception diachronique, Strauss est un artisan-compositeur d’un rendement « à l’ancienne », comme Bach, Mozart, capable de composer beaucoup. Dès lors, les lieder semblent se ranger historiquement comme de simples maquettes pour les opéras. Ständchen (1886), sérénade perlée de ses arpèges de piano liquides (comme dans le Liszt de Jeux d’eau à la Villa d’Este, 1877-1882), a pourtant vite fait le tour du monde.

Que les lieder soient accompagnés par l’orchestre ou le piano, ils sont presque tous pour la voix de soprano. Ils s’adressent, en coulisse, à Pauline, l’épouse chanteuse. Le ménage des Strauss, de fait, semble le cœur esthétique de « leur » musique. C’est un système (l’épouse ne survivra que quelques mois à l’époux), hédoniste, épicurien heureux, et ainsi prophétique. Car c’est un modèle pour nos époques qui exagèrent ce dernier en « devoir de bonheur », insidieux puritanisme aussi normatif que « culpabilisant », comme l’écrit Pascal Bruckner en 200026. La sexualité émerge singulièrement dans l’œuvre, note Bryan Gilliam. Las, elle est déjà viennoise, Jugendstil : freudienne. Salomé est créée en 1905, l’année des inaugurales Cinq Leçons de psychanalyse. Son personnage du Baptiste, en principe, est un ascète mangeur de « sauterelles et de miel sauvage », mais à la fin de son second leitmotiv, sous la plume de Strauss, l’anachorète devient aussi sensuel (par les cordes chromatiques) qu’une Isolde sous philtre d’amour. Gilliam parlera, dans l’ensemble, d’un « humour érotique27 » straussien. Nietzsche, à l’ultime époque du Cas Wagner (1887-1888) et de Nietzsche contre Wagner (1888), eût sans doute préféré le second Richard au premier qu’il jugeait Parsifal persiflant, donneur de leçons antisémite. Le dernier Strauss brosse le contraire des grandes cérémonies couronnées, du « festival scénique sacré » de Parsifal. Pour toute cérémonie, c’est celle du chocolat, sacre du plaisir selon les Lumières françaises, qui trône dans Capriccio, dont l’orchestre est un défilé de gourmandises variées, une vitrine de pâtissier, un menu dégustation. Le musicien est athée, comme Béla Bartók, Alban Berg, Gustav Mahler, Edgard Varèse. Il rejoint mieux, sur ce point, le futur consensus scientiste, sceptique, que des Igor Stravinsky et Arnold Schoenberg finalement croyants. Son univers majeur, voire joyeux après 1910, pourrait même, alors, être dit « positif » à tous les sens du terme, dont celui d’Auguste Comte, si en même temps l’émotion, l’enracinement, la tradition n’avaient été si présentes (et voilà l’Allemagne du Sud). Pauline et à travers elle, la femme, la terre, la nature, la fécondité : Déméter est seule dédicataire. Les personnages principaux des opéras sont presque tous féminins, Salomé, Électre, Ariane, la « femme sans ombre », Hélène d’Egypte, Aida, Arabella, la « femme silencieuse », Daphné, Danaé, enfin la maréchale et la comtesse, centres respectifs du Chevalier et de Capriccio. Cette thèse matriarcale, en fait, est encore viennoise et Jugendstil. C’est la vision féministe de Karl Kraus dans sa conférence de 1905 (La Boîte de Pandore).

C’est à ce gynécée, à la terre, aux Alpes, qu’un Strauss de 84 ans, né avant la création de Tristan (1865), qui a vu la gloire des Hohenzollern, mais aussi l’âge atomique, se résout enfin à dire adieu, au crépuscule d’« Im Abendrot », en 1948. Ce lied orchestral est conçu pour être le dernier des Quatre Derniers Lieder. C’est nommément un testament. Il apparaîtra, même, pour la tradition discographique, comme le legs ultime de la « grande musique » (tonale) allemande. Dans le détail, le vieillard invente encore un alliage instrumental aux dernières mesures. Tous les bois, à l’unisson, doublent la ligne des cordes. Voilà une métallurgie allemande d’une solidité nouvelle. Mais les flûtes se dégagent finalement pour frétiller à la tierce : c’est l’adieu aussi de l’oiseau Mozart. Et l’accord final est encore majeur. On se quitte avec un sourire : « Merci ».

  1. La partie de l’ouvrage de Michael Kennedy se référant aux années 1920 se nomme « Démodé ! ». Voir Richard Strauss. L’homme, le musicien, l’énigme, Paris, Fayard, 2001.
  2. Alex Ross, « Strauss’s place in the Twentieth Century », The Cambridge Companion to Richard Strauss, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 195.
  3. Dominique Jameux, Richard Strauss, Paris, Seuil, 1971, p. 81.
  4. Salomé est l’exemple central de l’article de Bryan Gilliam « Strauss and the sexual body: The erotics of humor, philosophy, and ego-assertion », The Cambridge Companion to Richard Strauss, op. cit., p. 269-279.
  5. Dans les quatorze premières mesures, le musicien empile, au moins mélodiquement, trois quartes, si mi, mi la et la ré. Les cordes graves, doublées par les bassons et le contrebasson, se chargent d’entonner mi la et la ré, et les violons 1 si mi et mi la.
  6. Cité par Dominique Jameux, Richard Strauss, op. cit., p. 175.
  7. Ce sont les mots de Vuillermoz. Cité par Jameux, Ibid., p. 83.
  8. La dernière danse d’Elektra est sur un rythme à trois temps et un tempo de valse.
  9. Cité par Dominique Jameux, Richard Strauss, op. cit., p. 128.
  10. Hofmannsthal superpose la composition en temps réel d’une Ariane antique à une adaptation du Bourgeois gentilhomme. Les comédiens de ce dernier commentent la tragédie et finalement y interviennent. Les complexes opéras du second xxe siècle, et leurs hypertextes ne sont pas loin. Le langage musical est alors légitimé dans ses éventuelles incohérences, qui wagnérien, qui moderne, qui légèrement mozartien. Bernd Alois Zimmermann, dans un article sur l’opéra, fait de cette Ariane un apport essentiel de l’opéra contemporain en ce sens.
  11. C’est l’idée principale de Dominique Jameux, « Style, modernité, modernisme », L’Avant-scène opéra, 138 (1991), p. 102-105.
  12. Voir Michael Kennedy, Richard Strauss, op. cit., p. 334.
  13. Cité par Michael Kennedy (ibid., p. 355).
  14. Lucien Rebatet, Une histoire de la musique, op. cit., p. 539.
  15. C’est encore à l’époque de Mozart, en 1775, mais en France, une joute entre un poète et un musicien pour le cœur de la comtesse Madeleine et à travers elle, le cœur de l’histoire de la musique. Dans un opéra, prima la musica e doppo le parole ? Ou l’inverse ? Un sextuor du musicien, flamand, que les personnages écoutent comme nous, sert d’ouverture, selon une légèreté historiquement inédite et une première mise en abîme. Puis on entendra une œuvre du poète, seule (ce qui intègre un passage parlé de Singspiel), on écrira enfin un opéra dans l’opéra, un souffleur comique interviendra au passage (monsieur Taupe).
  16. Cité par Michael Kennedy, Richard Strauss, op. cit., p. 470.
  17. Theodor W. Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, Paris, Allia, 2001, p. 19.
  18. Michael Kennedy, Richard Strauss, op. cit., p. 269.
  19. Lucien Rebatet, Une histoire de la musique, op. cit., p. 541.
  20. Voir Antoine Goléa, Richard Strauss, Paris, Flammarion, 1965, p. 219-220.
  21. Theodor W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1974, p. 227.
  22. Voir la traduction anglaise de son article publié dans le Zeitschrift für Musik (1924) pour les soixante ans du maître, « Richard Strauss at Sixty », Richard Strauss and his World, Princeton, Princeton University Press, 1992, p. 406-415.
  23. Voir Makis Solomos, De la musique au son, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013.
  24. La musique serait ainsi « pure sensation, sans concept ». Voir le § 53 de la Critique de la faculté de juger (1790).
  25. Cité par Antoine Goléa, Richard Strauss, op. cit., p. 140.
  26. Voir Euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur, Paris, Grasset, 2000.
  27. Bryan Gilliam « Strauss and the sexual body », op. cit., p. 269.
© Ircam-Centre Pompidou, 2016


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