Parcours de l'œuvre de Paul Dessau

par Laetitia Devos

Né en 1894 et mort en 1979, Paul Dessau a traversé une grande partie du xxe siècle. Profondément marqué par les deux guerres mondiales, il plaça ses espoirs pour le renouveau démocratique de l’Allemagne dans la RDA et travailla de concert avec Bertolt Brecht. À la fois engagé politiquement et attaché à la liberté de l’art, il fut à la recherche de formes et techniques musicales en résistance à tout dogmatisme. En dépit du rideau de fer, il travailla avec des musiciens de tous pays, parmi lesquels René Leibowitz, Luigi Nono, Otto Klemperer ou encore Hans Werner Henze, si bien que ni son aura ni son inspiration ne se limitèrent à la RDA.

Enfance et jeunesse en Allemagne : 1894-1933

Les œuvres de jeunesse de Paul Dessau, écrites pendant la Première Guerre mondiale ou peu après, s’inscrivent dans une esthétique post-romantique. Elles sont l’expression de la douleur d’une génération sacrifiée au combat (Cantate symphonique, pour chœur d’hommes, ténor et soprano avec grand orchestre et orgue), et qui trouve parfois un apaisement ou un écho à ses états d’âme dans la nature (lieder Beruhigung, Helle Nacht, Verkündigung, Nachtglanz). La musique militaire que Dessau dut composer pendant son service laissa une trace dans la suite de son œuvre, mais sur un mode parodique.

Son Concertino (1924), pour violon solo, flûte, clarinette et cor, couronné par le prix de l’éditeur Schott, repose sur des formes baroques comme la fugue ou la passacaille. Le style s’inspire de celui de Paul Hindemith, un de ses amis, et de la Nouvelle Objectivité, jouant avec des imitations stylistiques. En 1927, sa Première Symphonie est créée à Prague: en un seul mouvement, elle reprend des fragments du thème traditionnel de Kol Nidre qui, traité en homorythmie par l’orchestre en tutti, prend un caractère combatif et obstiné.

À partir de 1930, Dessau compose pour des chœurs d’ouvriers, par exemple la Chormusik1931 dans un style agit-prop, qui privilégie l’intelligibilité du texte. Ce dernier, écrit par le compositeur d’après l’Ancien Testament, met en scène le peuple de Moïse suppliant son Dieu. Le texte est cependant détourné dans le sens d’une revendication sociale : « Il est temps de donner du pain aux affamés », conclut le récitant*.* Les lieder de Dessau prennent peu à peu une orientation politique. Ils rompent avec le lyrisme expressif des lieder composés pendant la Première Guerre mondiale et annoncent un esprit ironique et mordant, ainsi qu’un langage économe.

L’exil en France 1933-1939

Dès avant 1933, Dessau avait repris occasionnellement la tradition familiale paternelle en composant pour le culte juif. Le Troisième Psaume, daté de 1933, écrit pour trio à cordes et voix d’alto, laisse pressentir une inquiétude quant à la montée de l’antisémitisme. C’est aussi en 1933 que Dessau commence la composition de l’oratorio Hagadah sur un texte que Max Brod écrit en hébreu, par souci d’éviter la langue allemande assimilée alors à la langue des nazis. Cet oratorio pour chœur, chœur d’enfants, solistes et orchestre, relate l’exode du peuple d’Israël hors d’Égypte. Le parallèle avec l’actualité est évident. Vouée à s’adresser à un large public, cette œuvre mélange les styles : opéra italien du xixe siècle avec récitatifs, arias et chœurs, marches et chants hébraïques.

Dessau participe aussi musicalement à l’actualité politique immédiate : sous le Front populaire de 1936, il écrit des chœurs sur des articles de presse. Au cours de la guerre civile en Espagne, il compose des chants pour les Brigades internationales et notamment pour Ernst Busch. La plupart demeurent anonymes. La Thälmannkolonne, parangon du chœur de combat, restera en revanche liée à son nom et sera souvent reprise en RDA, au grand dam du compositeur lui-même qui s’opposait à la simplification idéologique de ses compositions.

A contrario, les chants écrits pour des pièces de Brecht sont en général auto-ironiques. Ainsi, le Chant de combat des chapeaux de paille noirs d’août 1936 pour la deuxième scène deSainte Jeanne des abattoirscommence sur une marche qui est bientôt perturbée par l’irruption d’éléments musicaux étrangers. Pour le Chant d’une mère allemande, Dessau s’inspire du chant populaire et de la forme couplet-refrains et écrit une musique joyeuse sur un texte tragique – contribuant ainsi à la distanciation chère à Brecht.

Dessau s’était déjà affranchi de la tonalité dans le Lyrisches Intermezzo (1919), pour voix et orchestre, d’après Heinrich Heine, et dans les Douze Études pour piano op. 36 (1932, révisées en 1933 sous le titre Neuf Études, dont la huitième fut par ailleurs reprise dans le Chant de combat des chapeaux de paille noirs). À la recherche d’un matériau dont la cohérence est autre que tonale, Dessau est réceptif à la technique dodécaphonique que René Leibowitz lui enseigne en France à partir de 1936. Il l’assimile librement dans Guernica (1937), pièce pour piano dédiée à son maître. Dessau fait dialoguer musique et arts visuels, choisissant cette fois non l’image animée d’un film, mais celle du célèbre tableau de Picasso destiné à l’Exposition universelle de Paris et exprimant l’horreur du bombardement aérien de la ville de Guernica. Les accords qui ouvrent l’œuvre suggèrent acoustiquement le bombardement de la ville. La musique alterne mouvements de tension extrême et de calme funèbre sans jamais toutefois tomber dans la grandiloquence pathétique. L’intérêt de l’œuvre repose sur la polysémie du langage musical, ici dodécaphonique, qui ne se saurait se limiter à une description sonore du tableau.

La cantate Les Voix est composée entre 1939 et 1943 sur le poème XIX de la première partie du recueil Sagesse de Paul Verlaine : une première version est écrite pour soprano et piano ; une deuxième version (créée à New York au Festival de musique international ISCM en 1941) fait appel à une soprano, un piano, un harmonium et des percussions, tandis que la dernière version est pour soprano, piano et orchestre (création en 1978 à Ludwigshafen, RFA). Dodécaphonique, cette composition a été analysée par René Leibowitz dans son ouvrage Introduction à la musique de douze sons1. Leibowitz note que la composition repose sur le principe du thème et variations, mais ajoute que « toute la matière thématique acquiert une si grande liberté, une structure à tel point déliée qu’il n’est plus possible de parler ici (pas plus qu’à propos de l’opus 27 de Webern) de variations au sens classique du terme ». Il en conclut que c’est l’exemple « d’un maniement à la fois libre et strict de la technique de douze sons ». Dans le poème de Verlaine, le poète, à la recherche de la « sagesse », congédiait tour à tour les voix impures de l’Orgueil, de la Haine et de la Chair. Dessau y ajoute la « voix de Mars » (l’œuvre est commencée en 1939). Ces « Voix » sont invectivées individuellement : l’orchestre et la soprano sont tonitruants et expriment ainsi la violence du déchirement intérieur de l’instance lyrique, partagée entre ses anciennes aspirations et son renoncement à ces dernières. Le texte est fortement vocalisé, les escarpements vocaux de la soprano, accompagnée par un orchestre massif, évoquent un combat qui culmine à plusieurs reprises dans des moments quasi-apocalyptiques. Les dernières mesures, déléguées à un solo apaisé de violon, semblent suggérer que les « Voix » ont obtempéré à l’injonction répétée de la deuxième partie de l’œuvre : « Mourez », « Mourez parmi la voix terrible de l’Amour ! ». Œuvre charnière, Les Voix sont écrites à un moment charnière de la vie du compositeur : au cours de l’exil qui le mène de la France aux États-Unis.

Exil aux USA : juillet 1939 -1948

En exil à New York, Dessau renoue avec ses origines juives. Des œuvres, composées spécialement pour le culte à partir de thèmes musicaux de la tradition, sont jouées au Emanu-El-Tempel et à la Park Avenue Synagoge. D’autres tentent d’allier tradition et modernité, par exemple le Psaume 126 (1940), dodécaphonique. Au Jewish Club de New York, Dessau tient en décembre 1941 une conférence sur le Kol Nidre d’Arnold Schoenberg, qu’il a par ailleurs l’occasion d’entrevoir fin 1940 à New York.

C’est dans cette même ville, vers 1942-1943, qu’il retrouve Brecht. Ce dernier l’incite à retourner à des problématiques politiques. Le fait de ne plus avoir de nouvelles de sa mère depuis le début de l’année 1942 lui fait craindre le pire. C’est justement en cette année 1942 qu’il commence la composition du Deutsches Miserere, pour chœur mixte, chœur d’enfants, soprano, alto, ténor, basse solo, grand orchestre et trautonium, sur un texte de Brecht en trois parties. De facture classique, majoritairement tonale, organisée en numéros clos et en trois parties, la musique s’inscrit dans la tradition de l’oratorio, transféré au monde profane et plus particulièrement à celui de la Seconde Guerre mondiale. Les numéros donnent la parole à différents représentants de la société civile ou militaire, victimes ou complices du national-socialisme, ou parfois les deux à la fois. Dans la partie centrale, la « Kriegsfibel » (« Abécédaire de la guerre »), sont projetés des films d’Hitler haranguant la foule ou de bombardements aériens, mais aussi, en contrepoint, l’image récurrente du vol d’une mouette au-dessus de la mer rappelant la beauté de la nature, imperturbable face à l’atrocité de la civilisation. Dessau privilégie l’intelligibilité du texte et le dialogue entre les arts : la musique n’est pas là pour illustrer le texte ou l’image, ni pour subordonner ces derniers, mais pour les éclairer sous différents angles (ainsi, un même vers est parfois repris avec différentes intonations, comme pour suggérer la multiplicité des interprétations). Dessau y fait un usage antiphrastique ou parodique de la musique (la parodie du roulement de tambour qui accompagne le héros de guerre au tombeau dans la première partie annonce celle de Lukullus). Le dialogue entre le chœur et chaque soliste interroge le rapport de l’individu à la masse dans les sociétés totalitaires. Des moments de tension musicale extrême et de grand calme alternent, mais souvent à rebours de ce que montrent les images projetées.

À Los Angeles, Dessau compose les textes que Brecht lui soumet, comme Les Chansons du Dieu Bonheur, et la musique des pièces Mère Courage et ses enfants et La Bonne âme du Se-Tchouan2.

RDA : 1949-1979

À Berlin-Est, cette collaboration se concrétise sur les planches de théâtre : Maître Puntila et son valet Matti est la première pièce jouée en novembre 1949 par le tout nouveau Berliner Ensemble. Si les pièces de théâtre de Brecht, accompagnées de la musique de Dessau, sont montées sans tarder, en revanche, l’oratorio Deutsches Miserere devra attendre presque vingt ans pour être créé. La problématique de la culpabilité collective dans la catastrophe national-socialiste n’est pas à l’ordre du jour de la politique culturelle de la RDA, comme le montre également l’exemple de Lukullus ou le triste sort de Johann Faustus de Hanns Eisler. L’heure n’est pas au doute, mais à l’affirmation sans faille d’un avenir radieux.

Or, Dessau, aussi convaincu soit-il de son rôle de musicien pour la nouvelle société, résiste aux préceptes officiels. Jamais il n’imite le goût trivial, sentimental, que l’on prétend être celui du peuple. Le régime met à l’honneur la musique dite « populaire » et « l’héritage classique, humaniste ». Dessau en prend bonne note et « joue » avec cet héritage, par exemple dans la Musique orchestrale n° 3 « Lénine**» (1970) : commande de la Berliner Staatskapelle pour le centième anniversaire du révolutionnaire, Dessau glisse un hommage à Beethoven, dont on fête le deux centième anniversaire, en introduisant dans le deuxième mouvement l’Andante de l’Appassionata (morceau dont on disait qu’il était le préféré de Lénine) et le retravaille sous forme de variations. L’introduction et le finale de cette musique orchestrale reprennent quant à eux l’*Épitaphe pour Lénine* écrit en 1951 avec Brecht3 : Dessau s’auto-cite et cite les musiciens de l’héritage classique, il se revendique de l’héritage, mais s’en émancipe. De la même manière, il s’amuse dans L’Adaptation symphonique du Quintette KV614 en mi bémol de Mozart (1965) : ce qui ressemble au début à une transcription assez fidèle de Mozart brouille les pistes. L’imitation est si parfaite que les notes qui sonnent parfois comme « étrangères » sont non de Dessau, mais de Mozart. La référence à l’« héritage humaniste » tant célébré par le régime ne lui déplaît pas, mais il veut écrire une musique de son temps, seule à même de refléter le monde contemporain. Le Requiem pour Lumumba (1964) est l’exemple d’une « chronique musicale » adossée au modèle des Passions de Bach.

Cinq opéras

La notoriété de Dessau en RDA vient surtout de ses cinq opéras. Sa quatrième épouse, Ruth Berghaus, qui les mit tous en scène, joua un rôle majeur dans ce succès.

L’opéra La Condamnation de Lucullus, sur une pièce de Brecht d’abord radiophonique et finalement « convertie » en livret, est l’objet de longs et innombrables débats avec les fonctionnaires du Parti en 1951. La date de la création, le 17 mars 1951, coïncidait avec le cinquième plenum du SED consacré à la « lutte contre le formalisme en art et en littérature ». Cet opéramet en scène un procès qui se tient dans l’au-delà : le procès du général Lucullus, accusé de crimes de guerre. Les « petites gens », victimes de ses campagnes militaires, viennent témoigner à la barre et sont, à la fin, les juges de Lucullus, qu’ils décident d’envoyer « dans le néant ». Explicitement antimilitariste et pacifiste, cet opéra posait problème aux autorités est-allemandes, sans qu’elles puissent l’avouer, car à cette époque, elles ne pouvaient exclure que l’URSS s’engageât dans un nouveau conflit armé. Par ailleurs, à leurs yeux, les petites gens de l’opéra n’avaient pas une attitude suffisamment politisée, à une époque où l’opéra devait concourir à l’éducation idéologique du peuple. S’en prenant à la musique, la critique officielle jugea l’opéra « formaliste » et « dissonant 4 ». Dessau et Brecht, qui bénéficiaient du soutien du directeur de l’opéra Ernst Legal et du chef d’orchestre Hermann Scherchen, acceptèrent de revoir quelques passages et, aidés par le plébiscite du public, finirent par imposer leur œuvre au répertoire. Les modifications concernèrent moins la musique que le texte, ce qui prouve que cette affaire était politique avant d’être esthétique, bien que le débat se déroulât uniquement sur la base d’argumentations esthétiques. Les priorités de Dessau allaient à la clarté du texte. Il voulait en outre éviter la grandiloquence des orchestres d’opéra et renonça donc aux violons. En revanche, les timbales occupent une place importante, qui lui valut le surnom de « Paukenpauli » (le Paul des timbales).

La mort prématurée de Brecht, le 14 août 1956, laisse Dessau désemparé. Sans doute peut-on considérer a posteriori qu’il fut plus libre pour innover musicalement. L’opéra Puntila (1966) d’après la pièce de Brecht, mais écrit après la disparition de ce dernier, est ainsi en partie dodécaphonique. Au cœur de cet opéra figure la lutte des classes incarnée par les deux personnages, Puntila et Matti, et dans laquelle le valet finit par l’emporter sur le maître, un ivrogne. Dessau démentit les interprétations qui croyaient entendre un manichéisme musical et moralisateur dans l’alternance du dodécaphonisme et de la musique populaire : il les utilisait sans jugement moral, faisant fi du réalisme socialiste qui prônait d’attribuer une musique diatonique aux personnages « positifs » et une musique dite « dissonante » aux personnages « négatifs ». Si Lukullus est considéré comme néo-classique, Puntila se réfère à la deuxième école de Vienne et est indubitablement le pendant comique du Wozzeck de Berg. Sigrid Neef y entend aussi un dialogue intertextuel avec Moïse et Aron de Schoenberg5.

L’opéra Lancelot, créé stratégiquement pour les vingt ans de la RDA (1969), et dédié « à tous ceux qui dans notre République se battent et travaillent pour le socialisme », ne ressemble à une parabole de la lutte des classes qu’à première vue. Écrite sur un livret de Heiner Müller, cette œuvre met en scène le combat de Lancelot contre le dragon. Elle fut comprise par certains comme la parabole de la lutte du communisme (Lancelot et la classe ouvrière) contre le capitalisme (le dragon). Le motif musical Es-E-D (mi bémol, mi, ) – soit SED6– qui retentit au moment où les ouvriers pactisent avec Lancelot confortait l’interprétation officielle qui voulait voir dans cet opéra une apologie du régime communiste. On ne saurait réduire les intentions de Dessau à ce seul motif musical qui relevait vraisemblablement d’une allégeance de façade (sans doute même ironique). Cet opéra a une visée plus universelle que le confit entre capitalisme et communisme. Le chœur final, dans lequel les paysans chantent leur joie d’être libérés, est révélateur à cet égard : Dessau compose un chœur antiphrastique dont l’allégresse est exprimée dans le texte, mais pas dans la musique. De la même manière, dans tout l’opéra, de nombreux anachronismes et commentaires musicaux font « résistance » (pour reprendre un terme cher à Heiner Müller) à toute interprétation réductrice. Dessau accumule citations (par exemple un concerto grosso de Haendel), imitations de style (Donizetti, Richard Strauss, entre autres) et auto-citations, réalisant l’idéal müllérien « d’histoire en accéléré » et de simultanéité du non-simultané destinée à contrer la vision téléologique de l’Histoire.

Quatrième opéra, Einstein (1974), sur un livret de Karl Mickel, se rapportait à l’actualité immédiate en mettant en garde contre le danger nucléaire. Thématisant la crise vécue par le scientifique à la recherche d’une troisième voie, entre fascisme et impérialisme américain, Einstein se termine non sur un panégyrique du communisme, mais sur un point d’interrogation (trois fins différentes ayant été envisagées). Comme dans Lancelot, des citations – matériau musical déraciné – apparaissent dans leur étrangeté. Le dialogue avec l’histoire de la musique est mis au service d’une réflexion idéologique : la scène extrêmement violente dans laquelle les SA font irruption dans le bureau du scientifique est accompagnée de la Toccata en mineur BWV 538 pour orgue de Bach à laquelle vient se superposer un choral de Luther « Vom Himmel da komm ich her », déformé dans l’extrême aigu : Bach, compositeur « humaniste », et Luther, dont la RDA revendiquait aussi l’héritage, entrent en collision avec les SA. Si la toccata de Bach reste identifiable, le choral de Luther se transforme en cris d’horreur : l’humanisme est dévasté, à l’image du bureau d’Einstein.

La création de Léonce et Léna en novembre 1979 au Staatsoper de Berlin-Est (comme les précédents) eut lieu quelques mois après la mort du compositeur. Opéra surprenant par son effectif orchestral réduit (dans les cordes) et sa retenue, il est écrit sur un texte de Thomas Körner, librettiste qui remanie lui-même la comédie romantique et ironique de Georg Büchner de 1836 (période de Restauration en Allemagne). Poursuivant le jeu de Büchner avec les formes de la comédie, le librettiste prend la fable dans un ordre rétrograde, la rendant du même coup absurde, voire incompréhensible pour les non-initiés. La musique repose sur un usage libre de la technique dodécaphonique. Ce qui la caractérise est avant tout sa retenue. Le relais de timbre donne la priorité à l’individu face au collectif, à l’image du chœur des paysans, présent sur scène, mais muet presque d’un bout à l’autre. Les premiers temps sont gommés, les thèmes ne sont jamais développés au-delà d’une ou deux mesures, à l’exception toutefois des arie a cappella des personnages féminins, expressifs, mélancoliques et mélismatiques. Une certaine tristesse, malgré le buffa de la comédie, se dégage de cette œuvre ultime qui donne la parole à deux jeunes gens, Léonce et Léna, enfermés dans un pays étroit, et s’interrogeant sur l’avenir : « Quoi ? comment ? » sont les derniers mots que Dessau adresse à la postérité.

On peut lire Léonce et Léna comme un sourire amer du compositeur à la toute fin de sa vie. Mais chercher un message politique dans une œuvre musicale ne revient-il pas à tomber dans les mêmes grilles de lecture idéologiques que le SED à l’époque ? Il n’en reste pas moins certain que Dessau s’est toujours refusé à séparer la musique engagée de la musique d’avant-garde et qu’il fut à la recherche de formes et de techniques musicales lui permettant d’articuler ces deux exigences.


[1] René Leibowitz, Introduction à la musique de douze sons, Paris, L’Arche, 1949, p. 259-261.

[2] Voir les analyses de Laurent Feneyrou dans « Dramaturgie musicale et idéologie », Musique et Dramaturgie. Esthétique de la représentation au xx e siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 132-138.

[3] Voir l’analyse de Matthias Fischer dans Komponieren für und wider den Staat. Paul Dessau in der DDR, Cologne, Böhlau, 2009, p. 244-247. Résumé en anglais dans Classical Music in the German Democratic Republic, sous la direction de Kyle Frackman et Larson Powell, Rochester, Camden House, 2015, p. 190-192.

[4] Das Verhör in der Oper. Die Debatte um die Aufführung « Das Verhör des Lukullus » von Bertolt Brecht und Paul Dessau, sous la direction de Joachim Lucchesi, Berlin, BasisDruck, 1993.

[5] Sigrid et Hermann Neef, Deutsche Oper im 20. Jahrhundert. DDR, 1949-89, Berlin, Peter Lang, 1992, p. 88.

[6] Sozialistische Einheitspartei Deutschlands. Nom du Parti communiste en RDA.

© Ircam-Centre Pompidou, 2018


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