Un itinĂ©raire en marge des courants dâavant-garde
Enfant prodige, Ă©lĂšve surdouĂ©, pianiste virtuose et dĂ©chiffreur hors pair, Olivier Greif fut un artiste dâune absolue singularitĂ©. Si sa musique dĂ©range, bouscule ou interpelle, elle sâimpose Ă lâauditeur avec une telle force, par sa violence expressive, et avec une telle libertĂ©, Ă la barbe de toutes les avant-gardes, quâelle parvient Ă faire oublier Ă la fois les choix surprenants de lâhomme et la trajectoire dĂ©concertante du compositeur. Totalement en marge de lâhistoire de la vie musicale française, Olivier Greif opta pour le silence au moment oĂč Pierre Boulez fondait lâIrcam. Si cette retraite possĂšde une dimension avant tout spirituelle, il avait bel et bien inscrit jusque-lĂ son Ćuvre en dehors du champ de la « musique contemporaine », en transgressant tous les tabous entretenus par lâidĂ©ologie dominante : il ne craignait ni la rĂ©pĂ©tition motivique, ni la trivialitĂ© du matĂ©riau, ni les citations, ni lâinsolente affirmation de la tonalitĂ© ou de la modalitĂ©. Loin dâune lignĂ©e menant de Schoenberg Ă Darmstadt, les modĂšles musicaux de Greif esquissent un autre xxe siĂšcle, conduisant de Mahler (« le premier compositeur Ă faire entrer toutes les musiques dans la sienne1 ») Ă Berio (dont il admire la « volontĂ© dĂ©miurgique de dominer le monde en lâorganisant2 »), en passant par Chostakovitch dont la musique brille, selon ses termes, Ă la façon dâun diamant noir. Ses goĂ»ts le portent plus vers Messiaen et Dutilleux que vers Boulez, quâil qualifie dâ « admirable technicien3 ». Ă son arbre gĂ©nĂ©alogique appartiennent encore Britten, qui lâinspire ne serait-ce que dans son usage de la langue anglaise, Ravel, pour sa face sombre et cataclysmique, et Poulenc, dont il enregistra lâintĂ©grale de la musique pianistique.
ĂloignĂ©e des avant-gardes, la musique de Greif lâest tout autant des autres esthĂ©tiques musicales de la fin du xxe siĂšcle, en dĂ©pit de parentĂ©s certaines avec des artistes comme Alfred Schnittke, Philippe Hersant ou Nicolas Bacri. Il est difficile de la relier au courant nĂ©otonal, car en dĂ©pit de la forte prĂ©gnance de la tonalitĂ© et de la modalitĂ© quâil manifeste, le langage de ce compositeur nâest pas un cadre a priori, mais la consĂ©quence dâune pensĂ©e crĂ©atrice qui ne sâasservit Ă aucun systĂšme compositionnel particulier. Pour qualifier sa musique, on prĂ©fĂ©rera donc, sur le plan esthĂ©tique, le terme dâexpressionniste (par son intensitĂ©, ses cris dĂ©chirants, ses fulgurances, son Ă©nergie dĂ©sespĂ©rĂ©e, sa volontĂ© de possĂ©der lâauditeur, de le « charrier Ă terre ») et, sur le plan historique, celui de postmoderne (par le refus quâelle manifeste de toute idĂ©ologie du progrĂšs en art) : « Si vous voulez des leçons de modernitĂ©, Ă©crit-il dans son Journal intime comprenant plusieurs milliers de pages, nâĂ©coutez pas les hĂ©rauts de lâavant-garde. Nul encore ne sait si leurs Ćuvres franchiront le cap du temps sans se ternir ; vous prenez avec eux un risque immense. Demandez plutĂŽt au passĂ© comment il sây est pris pour nous transmettre des Ćuvres qui nous affolent encore par leur pouvoir de contestation. Que lâhĂ©ritage culturel soit votre seul expert en modernitĂ©4 ». De telles rĂ©flexions, surgies en 1980, semblent faire dâOlivier Greif le hĂ©raut malgrĂ© lui de la postmodernitĂ© naissante, alors mĂȘme quâil ne se sentait liĂ© Ă aucun courant particulier.
Son itinĂ©raire est tripartite. Les Ćuvres de jeunesse privilĂ©gient dâemblĂ©e les paramĂštres mĂ©lodique et harmonique : elles multiplient les rĂ©miniscences temporelles ou gĂ©ographiques et transcendent lâopposition du savant et du populaire. Ces caractĂ©ristiques se trouvent renforcĂ©es par lâexpĂ©rience new-yorkaise, le compagnonnage avec Berio, et elles sont alors associĂ©es â de lĂ vient la patte si singuliĂšre â à lâhĂ©ritage parallĂšle du minimalisme amĂ©ricain : à la rĂ©pĂ©tition et Ă la variation de simples cellules, les Ćuvres de Greif ajoutent un travail polyphonique agrĂ©geant un matĂ©riau parfois externe, dans des dĂ©flagrations violentes comme dans des dĂ©plorations Ă la couleur lointainement issue du blues ou du gospel (Le Tombeau de Ravel). Les recherches spirituelles amorcĂ©es au cĆur des annĂ©es 1970 ouvrent par la suite son inspiration Ă dâautres influences comme le rÄga indien (second mouvement de la Sonate n° 3 pour violon et piano) ou le nĂŽ japonais (dont il tire la matiĂšre de son opĂ©ra), mais cette recherche de la contemplation a pour horizon le silence et elle finit par arracher lâhomme Ă la composition pendant plus de dix ans. RattrapĂ© par lâirrĂ©pressible besoin dâĂ©crire, il approfondit alors toutes les voies explorĂ©es dans sa jeunesse, en les reliant plus explicitement Ă un hĂ©ritage juif jusque-lĂ latent, et en rĂ©conciliant spiritualitĂ© et Ă©motions humaines : libĂ©rĂ© de lâexpression individuelle ou Ă©gocentrĂ©e, Olivier Greif dit alors chercher par sa musique Ă exprimer â et sans doute Ă conjurer â la souffrance universelle. Son mot de prĂ©dilection est « émotion ».
La tripartition de ce parcours â jeunesse, retrait, retour â doit ĂȘtre tempĂ©rĂ©e par le caractĂšre abrupt dâune disparition prĂ©coce qui donne rĂ©trospectivement Ă sa trajectoire lâapparence dâun mĂ©tĂ©ore. LâĂ©volution stylistique de ses partitions est par ailleurs moins prĂ©gnante que les Ă©lĂ©ments de profonde continuitĂ©, de part et dâautre des arrangements et chants votifs produits durant la dĂ©cennie 1980 : lâensemble de son Ćuvre est marquĂ© par une prĂ©dominance de la musique de chambre et de la voix, par une dĂ©marche compositionnelle fortement liĂ©e Ă son activitĂ© pianistique, et surtout par un ensemble de constantes thĂ©matiques et stylistiques qui rendent aujourdâhui sa musique repĂ©rable entre toutes pour lâauditeur averti.
Lâombre de la Shoah
Lâobsession de la mort, lâunivers de la guerre et celui de la dĂ©ploration impriment toute lâĆuvre de Greif. Alliant hĂ©ritage Mitteleuropa, violentes dĂ©flagrations et registre Ă©lĂ©giaque, celle-ci porte la mĂ©moire consciente ou inconsciente de la Shoah. Intellectuellement proche de juifs amĂ©ricains comme Leonard Bernstein (Ă qui il dĂ©dia une cantate en 1979) ou Woody Allen (il Ă©tait en effet autant fĂ©ru de cinĂ©ma que boulimique de littĂ©rature), Greif fut tardivement bouleversĂ© par lâaudition de cassettes de musique yiddish Ă Varsovie ; il affirma alors avoir retrouvĂ© dans les chants du ghetto des Ă©lĂ©ments mĂ©lodiques, harmoniques et rythmiques dĂ©jĂ prĂ©sents, paradoxalement, dans ses Ćuvres de jeunesse. Comme si cette musique coulait naturellement dans ses veines, transmise malgrĂ© eux par des parents juifs et athĂ©es.
Au-delĂ de cette couleur particuliĂšre, sa Sonate de guerre pour piano (1965-1975) fait explicitement rĂ©sonner lâhymne autrichien et la chanson Heili, Heilo, Heila annexĂ©e par les nazis. Mais les allusions au gĂ©nocide restent dans un premier temps cryptĂ©es : le lied Warum sind den die Rosen so blass (Light Music, 1974) est ainsi dĂ©diĂ© Ă la mĂ©moire de Claus von Stauffenberg, figure-clĂ© de la rĂ©sistance militaire allemande ; deux ans plus tard, dĂ©diĂ© à « ceux de mon peuple morts assassinĂ©s pendant la derniĂšre guerre », Bomben auf Engelland (Bombes sur le pays des anges, mais aussi, par paronomase, Bombes sur lâAngleterre) se rĂ©fĂšre à « une chanson quâentonnaient les pilotes de la Luftwaffe avant de bombarder lâAngleterre ».
En rĂ©alitĂ©, le mot « Auschwitz » nâapparaĂźt pour la premiĂšre fois dans son Journal que bien plus tard, en 1993, Ă propos de ses Lettres de Westerbork Ă©crites dâaprĂšs des textes dâEtty Hillesum, une jeune juive hollandaise exterminĂ©e par les nazis ; au mĂȘme moment, Greif compose sa sonate pour piano Le RĂȘve du monde, dont le deuxiĂšme mouvement intitulĂ© « Wagon plombĂ© pour Auschwitz » fait retentir un chant synagogal de la tradition dâIstanbul. AprĂšs un « ThrĂšne des dĂ©sincarnĂ©s », le final de cette sonate (« Un Ă©blouissement de Sri Ramakrishna ») utilise pour la premiĂšre fois un motif de six notes associĂ© au nombre 173 283 â le numĂ©ro tatouĂ© de façon indĂ©lĂ©bile sur le bras gauche de son pĂšre Lonek Ă Auschwitz. Le terrible motif rĂ©apparaĂźt dans le final dâ*Ich ruf zu dir*, sextuor pour piano, clarinette et quatuor Ă cordes Ă©crit en mĂ©moire de son pĂšre, au moment de sa mort (1999), et le Quatuor Ă cordes n° 4 sâachĂšve pour sa part par un poignant kaddish. On songe encore au cinquiĂšme numĂ©ro des Portraits et Apparitions, « convoi dâenfants juifs slovaques », qui prend la forme dâune grande marche funĂšbre dĂ©sespĂ©rĂ©e en confrontant un thĂšme slovaque Ă un Ă©lĂ©ment antagoniste, trĂšs violent, venant le dĂ©chirer.
Dans la mĂȘme veine, le quatriĂšme mouvement de LâOffice des naufragĂ©s (1998) constitue le paradigme de nombreuses Ćuvres de Greif. IntitulĂ© « Yigdal », il se fonde sur un chant yiddish : longuement exposĂ© sous une forme quasi liturgique â diatonique et litanique â, celui-ci affronte bientĂŽt un chaos sonore qui dĂ©ferle avec une violence inouĂŻe, le soumettant Ă une Ă©laboration savante dâune grande densitĂ©, polyphonique et fuguĂ©e, fonctionnant comme toujours par rĂ©pĂ©titions de motifs assortis de micro-variations, de transpositions et de superpositions. La forme dessine alors une vaste trajectoire spirituelle rĂ©solue, en lâoccurrence, par une sĂ©rie de variations sur lâaccord de rĂ© majeur culminant dans les cinq derniĂšres minutes du mouvement. On le sent, cette ombre de la Shoah qui plane sur son Ćuvre dĂ©passe toute valeur testimoniale ou mĂ©morielle : elle gagne une dimension mĂ©taphysique.
La portée existentielle
La mort est en effet trop prĂ©sente dans lâĆuvre de Greif, depuis les Cinq Chansons enfantines op. 1** de ses onze ans, pour ĂȘtre limitĂ©e Ă la seule dimension biographique (familiale) ou culturelle (juive). Au-delĂ de la Sonate de Requiempour violoncelle et piano, Ă©crite juste aprĂšs la mort de sa mĂšre en 1978, de nombreuses Ćuvres sonnent comme des « chants et danses de la mort5 » : batailles (The Battle of Agincourt pour deux violoncelles), tombeaux (Am Grabe Franz Liszts, Le Tombeau de Ravel), glas (Les Plaisirs de ChĂ©rence) ou danses macabres (Quadruple Concerto « La Danse des morts ») se succĂšdent obstinĂ©ment. EncadrĂ© par la poĂ©sie de Paul Celan et par celle de Virginia Woolf â deux artistes qui choisirent le suicide par noyade â , LâOffice des naufragĂ©shisse Ă un niveau existentiel cette thĂ©matique funĂšbre : « Les naufragĂ©s dont il est question, expliqua Greif, câest nous, ce sont les ĂȘtres humains. Je suppose que je vois la vie terrestre comme un naufrage dont lâissue â pouvant aller de lâanĂ©antissement dans les flots sombres de la douleur Ă lâabordage dâune Ăźle aux rivages idylliques â dĂ©pend de notre volontĂ© et de notre destin6 ». Sa musique se mue alors en « office », au sens le plus liturgique du terme, destinĂ© Ă penser/panser la blessure existentielle.
Celui qui a « la mort dans lâĂąme7 » ne cessa de livrer une musique grave, voire dĂ©chirante, se rapportant peu ou prou Ă une vaste variation autour de lâaccord parfait mineur. LiĂ©e Ă la mort et Ă la dĂ©ploration depuis Schumann, la tonalitĂ© de mi bĂ©mol mineur traverse son Ćuvre Ă partir de lâ*In Memoriam Gustav Mahler* (1969). Souvent issue de la veine populaire, dans ses partitions de jeunesse, lâoscillation autour de la tierce mineure devient lâexpression dâune douleur intime lorsquâelle est ressassĂ©e pour former un matĂ©riau minimal (Portraits et Apparitions) ou le sujet dâune fugue (Quatuor Ă cordes n° 3 avec voix « Todesfuge »). La tierce mineure rĂ©sonne dans tous les accords parfaits sans quinte, aux allures de cloche, qui traversent son Ćuvre (ils triomphent dans « Abendphantasie », le neuviĂšme de ses Hölderlin Lieder). Câest encore elle qui referme, dans un mouvement descendant, un motif que Brigitte François-Sappey nomme « le paraphe de la douleur », tant il constitue une signature obsessionnelle : apparu dans la Sonate de guerre pour piano, il se caractĂ©rise par une courbe descendante (fa ou do-rĂ©-lab-sol-fa).
La rĂ©flexion sur la mort culmine dans leQuatuor Ă cordes n° 3 avec voixintitulĂ© « Todesfuge » (fugue/fuite de la mort). Dans une lettre Ă Jean-Michel Nectoux, son dĂ©dicataire, Greif sâexplique sur le choix de cette forme quâil affectionne entre toutes : « Câest une forme prolifĂ©rante, âapothĂ©otiqueâ, mais qui aussi, parce quâelle sâenroule sur elle-mĂȘme, met un terme Ă toute rhĂ©torique, est comme le seuil du silence de la mort⊠Rien ne peut succĂ©der au discours de la fugue8 ». Il souligne encore « lâimpossibilitĂ© que le discours musical a [âŠ], chaque fois quâun motif nouveau apparaĂźt, dâĂ©viter de âvirer Ă la fugueâ â donc de fuguer, donc de fuir, donc de mourir â et de prolifĂ©rer, est clairement une allusion au cancer, Ă la maladie, Ă la mort9 ». DĂ©jĂ son Quatuor Ă cordes n° 2 avec voix sâachevait sur un mouvement fuguĂ© dont le sous-titre Ă©tait tirĂ© dâun sonnet de Shakespeare : « The prey of worms » (« La proie des vers »).
Mais cette place centrale accordĂ©e Ă la mort ne relĂšve ni de la complaisance morbide, ni du dĂ©sespoir existentiel : « Je suis un tragique, explique Greif, je ne suis pas â jamais â un pessimiste10 ». Aussi lâĂ©vocation de la mort nâest-elle pas une fin en soi, mais, Ă lâimage des vanitĂ©s baroques, le cĆur dâune interrogation mĂ©taphysique rĂ©guliĂšrement associĂ©e Ă des rĂ©miniscences religieuses : au-delĂ de la cantillation hĂ©braĂŻque ou des chorals luthĂ©riens qui Ă©maillent toute son Ćuvre (le titre du sextuor Ich ruf zu dir fait mĂȘme directement rĂ©fĂ©rence Ă Bach), Greif recourt Ă la modalitĂ© grĂ©gorienne (Veni Creator), aux motifs de plain chant (dĂ©but du Quatuor Ă cordes n° 4 « Ulysses », Dies irae de La Danse des morts), au diatonisme modal teintĂ© dâaltĂ©rations expressives (Requiem).
Quâelle soit conçue comme un dĂ©rĂšglement progressif par effet de germination et dâaccumulation de tension, comme une vaste litanie ou comme une mĂ©canique implacable, chacune de ses Ćuvres dessine Ă sa façon une vaste trajectoire spirituelle reliant lâart Ă une forme de vĂ©ritĂ© supĂ©rieure. Comme lâa bien Ă©crit BenoĂźt Menut, « tout son savoir semble tendre vers un point dâexpression ultime amenant ensuite le silence salvateur, ou celui de la peur du nĂ©ant11 ». LâĆuvre de Greif privilĂ©gieainsi les grands mouvements agogiques, conduisant tantĂŽt du drame Ă la rĂ©demption, comme chez Beethoven, tantĂŽt de lâordre au chaos (dans la Sonate pour piano n° 19, par exemple, oĂč clusters et agrĂ©gats sâattaquent Ă une mĂ©lodie tonale), tantĂŽt encore de la lutte au silence (dans Am Grabe Franz Liszts, le choral invoque, dĂ©chaĂźne et maĂźtrise progressivement les forces telluriques atonales). Toute son Ćuvre sâapparente ainsi Ă une « lutte entre lâombre et la lumiĂšre », pour reprendre les termes avec lesquels Greif dĂ©crivait sa Sonate n° 3 pour violon et piano.
LâintensitĂ© de ces trajectoires artistiques et existentielles se rĂ©vĂšle Ă©prouvante pour les interprĂštes dont la musique de Greif rĂ©clame un engagement total (« Dans un Ă©tat de transe hallucinatoire, libre », indique-t-il par exemple pour Le FantĂŽme dâEnrico Clifford). Mais lâĂ©tat de transe gagne aussi lâĂ©coute, que lâon songe aux tintinabulli sur ostinato obsessionnel des*Les Plaisirs de ChĂ©rence*ou aux vingt-sept accords parfaits mineurs rĂ©pĂ©tĂ©s Ă lâincipit du huitiĂšme des Portraits et Apparitions. Lui-mĂȘme le confiait : « Je veux amener lâauditeur Ă cette espĂšce dâivresse qui sâempare de moi au moment de crĂ©er ». Ă la façon de certains rituels, sa musique sâimpose donc comme une expĂ©rience totale qui entend sinon abolir le temps, du moins atteindre lâessentiel par-delĂ la diversitĂ© des contingences.
Un idéal de totalité
Greif Ă©rige son goĂ»t pour la totalitĂ© en religion, au sens â étymologique â oĂč son Ćuvre ne cesse de relier des musiques et des mondes a priori antithĂ©tiques. Tel est prĂ©cisĂ©ment ce quâil admirait chez Mahler : « Lorsque Mahler juxtapose un choral luthĂ©rien et une musique de bastringue, ce nâest pas pour souligner ce qui les divise, mais au contraire pour faire ressortir cette humanitĂ© profonde qui les unit dans une mĂȘme souffrance, un mĂȘme espoir, une mĂȘme joie12 ». Les analogies avec lâauteur du Chant de la terre sont frappantes, comme lâa soulignĂ© Brigitte François-Sappey : « Maintes Ćuvres de Greif jouent des dĂ©rapages harmoniques, rythmiques, timbriques, des glissements dans le grinçant, le sardonique. DâoĂč, comme chez Mahler, lâintĂ©gration des contraires : trivial et sublime, rĂ©volte et rĂ©signation, tension et extase, majeur et mineur, sĂ©dimentĂ©s en une Babel sonore13 ». On ne saurait mieux dire.
Le projet total se lit encore dans le titre du Quintette pour piano et cordes A Tale of the World (Un rĂ©cit du monde) : « il fallait que ce fĂ»t une Ćuvre qui puisse contenir le monde entier », explique Greif. Câest par ce prisme quâil faut encore analyser les multiples citations traversant son Ćuvre. ConfortĂ© par lâexemple de Berio, il dĂ©veloppe en effet une esthĂ©tique de lâemprunt qui lâamĂšne Ă utiliser et Ă sâapproprier indiffĂ©remment la musique Ă©lisabĂ©thaine, Beethoven, Schumann, Johann Strauss ou Kurt Weill, mais aussi, sans discrimination, comptines enfantines, airs militaires, chants ouzbeks, negro spirituals, chanson française (Joe Dassin dans le Concerto pour violoncelle), hymnes nationaux (incipit de la Sonate n° 3 pour violon et piano), chants de supporters de foot (LâOffice des naufragĂ©s) ou encore musique de publicitĂ© (pied-de-nez final de la Sonate dans le goĂ»t ancien). Chacun de ses Portraits et Apparitions fait encore se rencontrer des mondes Ă©loignĂ©s (le huitiĂšme, par exemple, rapproche un choral de Sweelinck et lâunivers du hip hop).
Mais la pluralitĂ© de ces musiques dâemprunt est Ă©loignĂ©e du patchwork ou de lâĂ©clectisme postmodernes, car elle est au service dâune recherche dialectique de lâunitĂ©. Moins juxtaposĂ©es que confrontĂ©es, ces rĂ©fĂ©rences participent donc dâune volontĂ© plus globale de conciliation des contraires, Ă la fois sur le plan du matĂ©riau (profane et sacrĂ©, savant et populaire, Orient et Occident, traditions Ă©crites et traditions orales), sur le plan de lâethos (plaisir et ascĂ©tisme, rĂ©volte et rĂ©signation, Ă©rudition et primitivitĂ©, joie et morbiditĂ©), de lâĂ©criture (exubĂ©rance et rigueur, profusion et Ă©conomie de moyens, lyrisme et ĂąpretĂ©), du langage enfin (continuitĂ© et discontinuitĂ©, thĂ©matisme et athĂ©matisme, tonalitĂ© et atonalitĂ©).
Cette composition de la totalitĂ© du rĂ©el, par-delĂ sa multiplicitĂ© et sa complexitĂ©, renvoie Ă un idĂ©al naturaliste. Greif explique en effet quâil cherche à « faire fonctionner le langage musical comme fonctionne la Nature (par cycles) et [Ă ] montrer par lĂ comment la Nature exprime en reflet, en Ă©cho, la beautĂ© incommensurable de Dieu, et la musique, Ă son tour, exprime la divinitĂ© de la Nature14 ». Celui qui concevait lâart comme « la sublimation de la forme par la pensĂ©e15 » voyait finalement lĂ sa raison dâĂȘtre : « Si lâacte de composer peut encore avoir un sens pour moi, câest pour tĂ©moigner, par la multiplicitĂ© des musiques et des sons qui sâoffrent Ă nos oreilles aujourdâhui, de la multiplicitĂ© de lâexpĂ©rience du rĂ©el, et pour que celle-ci Ă son tour tĂ©moigne de lâunitĂ© profonde qui pĂ©nĂštre toute chose16 ».
- Journal, 11 juillet 1993 (Inédit, Archives familiales).
- Journal, 19 novembre 1999.
- Journal, 6 janvier 1976.
- Journal, 20 février 1980.
- Expression de Brigitte François-Sappey, Olivier Greif, le rĂȘve du monde. Essais, tĂ©moignages et documents sous la direction de Brigitte François-Sappey et Jean-Michel Nectoux, ChĂąteau-Gontier, Aedam Musicae, 2013, p. 69.
- Entretien, 1999. DVD Les Incontournables. Olivier Greif, compositeur, ABB Reportage, 2013.
- Expression de Jean-Michel Nectoux, Olivier Greif, le rĂȘve du monde, op. cit., p. 75.
- Lettre du 30 juillet 1998 (ibid.).
- Ibid.
- Lettre du 10 janvier 1998 Ă Jean-Michel Nectoux (ibid.).
- Ibid., p. 177.
- Journal, 11 juillet 1993.
- Olivier Greif, le rĂȘve du monde, op. cit., p. 65.
- Journal, 2 janvier 1993.
- Journal, 19 novembre 1999.
- Journal, 11 juillet 1993.