Parcours de l'œuvre de Hanns Eisler

par Laetitia Devos

Hanns Eisler, qui ne concevait pas la musique en dehors de sa fonction politique, avait pour idéal de mettre la révolution musicale au service de la révolution socialiste. Son œuvre a été sujette à des interprétations idéologiques controversées1. Lui-même ne redoutait pas la contradiction, ni dans son évolution musicale en général, ni à l’intérieur même d’une œuvre, notamment dans les relations entre texte, musique et interprétation.

De Vienne à Berlin

Eisler étudie la composition à partir de 1919 avec Schoenberg et ponctuellement avec Webern, dont il gardera un goût pour l’aphorisme. À son retour du front, il avait déjà mis en musique des textes sombres de Trakl, Heine, Nietzsche ou Büchner, dont le désespoir ne laisse qu’une échappatoire : le « grotesque », sous-titre qu’il donne aux Chants de potence (Galgenlieder, 1917). Le langage musical se revendique de l’école de Vienne : Palmström (1925) op. 5, dodécaphonique, dialogue avec le Pierrot lunaire dont il reprend l’effectif instrumental et le Sprechgesang, sur des poèmes de Christian Morgenstern, eux-mêmes satire des petits-bourgeois. La même année, la Sonate pour piano n° 1 remporte le Prix artistique de la Ville de Vienne et fait l’admiration de Schoenberg.

La seconde moitié des années 1920 marque le moment charnière à partir duquel Eisler donne priorité à la fonction sociale de la musique : la musique de chambre, bourgeoise, est laissée de côté et la musique symphonique – six Suites écrites entre 1927 et 1933 – n’est pas composée pour elle-même, mais pour le cinéma, qui touche un large public. Eisler ne veut pas que sa musique soit une illustration sonore de l’image, mais qu’elle forme un « contrepoint dramatique ». Elle doit donc avoir un sens intrinsèque, indépendant du film. Pour parvenir à cette autonomie, Eisler fait dialoguer ses œuvres entre elles, empruntant à celles déjà écrites, les réécrivant ou les adaptant, comme pour leur donner une vie propre : ainsi, le thème du quatrième mouvement de la Suite n° 3 (1931) deviendra un an plus tard celui du Solidaritätslied (Chant de solidarité). Dans la Petite Symphonie op. 29, écrite à l’été 1932, et tissée d’emprunts, le troisième mouvement cite l’accompagnement du chant « Lob der dritten Sache » (« Éloge de la troisième cause ») de La Mère (de Brecht, d’après Gorki), mais la flûte, dont la douceur berçait la récitante, est remplacée par des trompettes avec sourdine wawa, qui provoquent la surprise : l’« invention » fait référence à Johann Sebastian Bach, mais le timbre emprunté au jazz la rapproche du monde moderne. C’est d’ailleurs le fil conducteur de cette Petite Symphonie que de combiner des formes classiques, d’abord avec un langage dodécaphonique (l’œuvre s’ouvre sur une série), puis avec des idiomes de jazz et des îlots tonaux.

Pendant ses années berlinoises (1925-1933), Eisler écrit pour un public prolétarien dans le but de transformer la salle de concert en un lieu de rassemblement politique. Il affiche ostensiblement son anti-lyrisme dans les Zeitungsausschnitte, lieder pour soprano et piano, écrits, comme le titre l’indique, non plus sur des poèmes, mais sur des « coupures de journaux ». La première des Quatre Pièces pour chœur mixte (Vier Stücke für gemischten Chor, 1928) op. 13 commence par une annonce programmatique : « Nous ne chanterons pas aujourd’hui les chœurs habituels à savoir […] : ceux d’ambiance religieuse […], les mélodies de la nature […], les chants d’amour. » Chacune de ces annonces est ponctuée d’un pastiche musical qui congédie le répertoire envisagé, avant que ne soit finalement entonnée L’Internationale. Les chœurs d’hommes (Männerchöre) op. 14 (1928), 17 (1929), 19 (1929) et 35 (1930) ont pour thématique la montée du chômage, la grève et les combats sociaux. L’engagement du texte se double d’une évolution musicale qui reconduit les chœurs à une facture plus classique. À titre d’exemple, le chant d’agitation politique opus 15 Auf den Strassen zu singen (À chanter dans les rues), pour chœur mixte, est basé certes sur l’alternance simple entre un couplet et un refrain aisément mémorisable, mais il est malgré tout trop complexe pour être chanté en défilant : plus que véritable chant de manifestation, genre auquel il fait référence, il rapproche musique populaire et musique savante. Souvent, le compositeur se plaît à instaurer une contradiction entre texte et musique. Ainsi, dans le Bankenlied (Chant des banques), le refrain « Wir sind entlassen » (« Nous sommes renvoyés ») sonne comme une chanson populaire joyeuse aux accents clownesques.

À la distanciation entre texte et musique, il faut ajouter celle qu’Eisler attendait de l’interprète. En 1929, il rencontre Ernst Busch, acteur et chanteur de cabaret, s’illustrant précisément dans une esthétique que recherche le compositeur. Tous deux se produisent aussi bien dans les théâtres que dans les plus petits cafés berlinois et remportent un vif succès populaire. Un exemple de ce que recherche Eisler dans l’interprétation se trouve dans une indication de la partition de l’opus 14, lorsque le chœur entonne une mélodie de la Guerre des Paysans : Eisler demande de chanter « en braillant, de sorte que cela ne sonne pas joli ». On ne peut manquer de rapprocher cette didascalie de l’effet de distanciation que Brecht attendait du jeu d’acteurs au théâtre, les deux hommes ayant intensément travaillé ensemble.

En 1930, La Décision (Die Massnahme) présente par le biais du théâtre dans le théâtre une sorte de Passion sécularisée d’un jeune camarade dont le zèle excessif met la révolution en danger. Pièce didactique, elle était destinée à relever de l’expérimentation collective : les acteurs y permutent les rôles et se distancient ainsi de leurs personnages, tandis que le « chœur de contrôle » est un chœur d’ouvriers qui s’instruisent en jouant, selon un principe cher à Brecht. La musique concourt aussi à la distanciation en insérant des étrangetés au sein d’archétypes connus (comme les chœurs parlés ou la musique populaire), ou encore en combinant des logiques simultanément conclusives et suspensives à la fin de l’œuvre, laissant ainsi à l’auditeur le choix de la « décision2 ». De La Mère (Die Mutter), autre pièce didactique des mêmes auteurs, écrite en 1931, et sorte de pendant positif de La Décision, la postérité retient notamment « L’éloge du communisme » (« Lob des Kommunismus ») : ce dernier prend la forme d’une berceuse, là où l’on attendrait un chant d’agitation. Eisler oblige ainsi l’auditeur à s’étonner.

Exils

L’expérience de l’exil (dont des séjours à Moscou en 1932) et la tentative d’organiser une résistance, ne serait-ce que musicale, infléchit l’évolution d’Eisler. Moscou ayant passé commande d’un chant pour unir le front antifasciste, Eisler et Brecht répondent à cet appel par le Einheitsfrontlied (Chant du front unique, 1934). Interprété par Ernst Busch, le compositeur lui-même et 3.000 chanteurs à « l’Olympiade de la musique ouvrière » à Strasbourg en 1935, il est l’un des plus connus du mouvement ouvrier et d’Eisler. D’autres chants de combat de la même époque se caractérisent par leur extrême simplicité mélodique et rythmique, qui martèle le message du texte. Le recueil Chansons, poèmes et chœurs (Lieder, Gedichte, Chöre), publié avec Brecht en 1934, contient des chants « utilitaires », aisément mémorisables.

Pour le vingtième anniversaire de la Révolution d’Octobre, Moscou commande le Requiem pour Lénine (Lenin-Requiem). Eisler s’y attèle en 1935. Malgré le début de la terreur stalinienne qui lui laisse présager que cette œuvre dédiée à Lénine ne sera pas jouée (effectivement, elle ne le sera jamais en URSS et devra attendre la RDA, en 1958, date postérieure au Vingtième Congrès du Parti communiste soviétique), Eisler en poursuit la composition en 1937, lors de son séjour sur l’île danoise de Fionie, auprès de Brecht, auteur du texte. Cette composition se distingue des autres par son pathos et sa grandiloquence, bien qu’elle soit, pour un Requiem, d’un format miniature (15 minutes). Elle s’ouvre sur une introduction « dissonante ». Selon son habitude, Eisler fait des emprunts à ses propres œuvres : le numéro 7 est une reprise du « Lob des Revolutionärs » (« Éloge du révolutionnaire ») de La Mère ; les choix d’orchestration et le chœur lui donnent cependant une épaisseur nouvelle et un côté dramatique. La combinaison d’entrées en imitation (par exemple dans le numéro 4), donc de clichés de l’écriture polyphonique, et de chants de combat est aussi typique d’Eisler. L’intelligibilité du texte, notamment dans les récitatifs, met en avant le message principal : l’injonction de Lénine à lutter contre l’exploitation de l’homme par l’homme. Eisler semble épouser l’idée que le communisme est une nouvelle religion, mais la longue conclusion tonitruante de l’œuvre n’est pas dans ses habitudes. À la lumière du contexte de composition du Requiem, on peut entendre dans l’apothéose martiale du dernier numéro un pastiche destiné à tenir à distance le culte de la personnalité.

Comme pour filer la métaphore du communisme et de la religion, Eisler écrit, toujours pendant son séjour danois, neuf cantates de chambre, dans un style dépouillé, à l’opposé de celui du Requiem. Les textes ont parfois été attribués à Brecht. En réalité, la plupart proviennent de l’écrivain communiste italien Ignazio Silone, mis au ban du parti. Silone décrit la misère des paysans des Abruzzes, puis leur révolte. L’instrumentation économe de ces cantates (deux clarinettes, alto et violoncelle) et leur brièveté facilitent leurs créations, dès décembre 1937, à Prague, puis en 1938, à New York. Si le langage est tonal, il est peu marqué comme tel et fait même un usage répété de séries de douze sons, sans être strictement dodécaphonique. Tout se passe comme si Eisler refusait de s’enfermer dans un système. Il montre que les mêmes notes ne produisent pas les mêmes effets : ainsi, dans le premier numéro de la Weissbrotkantate (Cantate du pain blanc), la cellule de la première mesure (sol – sib – la – lab) revient comme une tête de série. Or, ce même motif sonne tout à fait différemment un peu plus loin (mesure 58), du fait d’un soutien harmonique tonal en sol mineur3. Ainsi, Eisler ne sépare pas écriture tonale et écriture dodécaphonique, d’où la fin de non-recevoir qu’il opposera, des années plus tard, à la grille de lecture idéologique des responsables culturels de la RDA, qui accuseront l’expressionnisme et le dodécaphonisme d’avoir fait le lit du fascisme. Ce que l’on pourrait appeler la « simultanéité du non-simultané » en référence à Ernst Bloch, avec qui Eisler écrit deux articles au tournant des années 1937-19384, est un trait caractéristique du compositeur : dans les cantates par exemple, des mélodies de veine populaire sont présentées avec des entrées en imitation, référence à la musique liturgique. Dans le deuxième mouvement de la Weissbrotkantate, le dialogue entre Dieu et Saint Berardo fait penser, dans ses intonations mélodiques, à un cabaret, l’humour résultant du décalage entre le texte (liturgique) et la musique. Ainsi, Eisler retrouve l’esprit ironique et mordant qu’il semblait presque avoir oublié dans le Requiem.

Pendant l’exil, les seules forces démocratiques populaires en lesquelles Eisler place encore ses espoirs sont les Brigades internationales en Espagne, rencontrées en janvier 1937 et pour lesquelles il compose des chants de combat. Il espère atteindre aussi les bourgeois par sa musique afin de préparer l’ère qui succédera au fascisme. C’est le message véhiculé par les célèbres poèmes de Brecht « À ceux qui naîtront après » (« An die Nachgeborenen ») et « Aux survivants » (« An die Überlebenden »), intitulés tout d’abord Élégies I et II, et composées en 1937 au Danemark. Les célèbres vers « Nous qui voulions préparer le terrain à l’amitié, nous ne pouvions nous-mêmes être amicaux » sont transcrits par Eisler sous forme d’une série de douze sons. Malgré leur texte sombre, les « élégies » ne tombent musicalement jamais dans la lamentation. Eisler et Brecht en écrivent d’autres en 1942, qui sont incluses dans le recueil de lieder publiés sous le titre de Hollywooder Liederbuch (titre choisi par les éditeurs) – et dont le point commun est d’avoir été écrits à Hollywood entre mai 1942 et décembre 1943. Rétrospectivement, Eisler qualifie ces lieder, extrêmement nombreux, de « journal intime » : ils sont l’écho de préoccupations qui peuvent paraître anecdotiques à première vue, mais qui ont pour point commun de dénoncer, sous forme imagée, le « faux » paradis qu’était Hollywood pour des artistes qui, comme lui, ne cautionnent pas le capitalisme, mais doivent « gagner leur pain » (« Jeden Morgen mein Brot zu verdienen »). Il n’est guère surprenant qu’Eisler affectionne le lied, ce dernier associant par excellence formes d’expression savante et populaire.

Eisler compose aussi à cette époque des lieder sur des poèmes appartenant au passé, par exemple du poète grec Anacréon ou encore d’Eichendorff, écrivain romantique allemand par excellence. En réalité, ces poèmes, bien que plus métaphoriques que ceux de Brecht, trouvent une actualité à l’époque d’Eisler, comme le lied « Schatzgräber » (« Le Chercheur d’or ») d’après Goethe, qui invite à se défaire de toute illusion. Mais Eisler choisit aussi des fragments de Hölderlin qui expriment une nostalgie de la patrie (« Heimat ») au moment même où les nazis remportent des victoires militaires. C’était, dira-t-il, le reflet de la dialectique dans laquelle il se trouvait : tout en condamnant son pays, l’Allemagne, Eisler continuait de composer pour lui. Les lieder d’après Hölderlin renouent avec une forme classique et laissent la priorité à la mélodie. « An eine Stadt » (« À une ville ») par exemple est dédié à Schubert et suit son modèle, à l’exception du tout dernier accord qui surprend l’auditeur au moment où le « je » lyrique aspire au repos. Mais chez Eisler, une suite d’accords parfaits peut avoir une consonance étrange, car souvent privée de centre de gravité tonal. Ainsi, malgré la référence au classicisme, ces lieder restent non conventionnels. Leur fin, généralement ouverte ou, plus rarement, si consonante qu’elle en est antiphrastique (dans « Die Heimkehr » (« Le Retour »), sur un poème de Brecht), invite l’auditeur à résoudre lui-même les contradictions de son temps.

Le rapport dialectique qu’il entretient avec sa patrie invite encore Eisler à intituler la symphonie qu’il écrit pendant l’exil Symphonie allemande (Deutsche Sinfonie) – le sous-titre envisagé en 1935 était « Symphonie de camp de concentration ». Écrite pour chœur, solistes et orchestre, c’est sa plus grande œuvre antifasciste, dont la composition s’étend de 1935 à 1947. Décrivant l’horreur de la guerre et des camps, la symphonie s’ouvre sur le poème de Brecht « O Deutschland bleiche Mutter Wie sitzest du besudelt » (« Allemagne, mère blafarde, comme tu es souillée ») et ne sera créée que partiellement, après la suppression des passages ouvertement anti-nazis, en 1937 et 1938, à Paris et à Londres, et plus tard en RDA. Elle combine technique dodécaphonique et idiomes de chants de combat, et est d’un pathos inhabituel pour Eisler.

Pour la musique de film de la même époque, Eisler privilégie les formations de chambre, évitant l’emphase expressive du grand orchestre. Le Nonette n° 2 (1941) avant de devenir une partition indépendante, est écrit pour le film The Forgotten Village (Le Village oublié, 1940) de John Steinbeck. La musique du film La Pluie (Regen, 1941) de Joris Ivens s’intitule Quatorze Manières de décrire la pluie (Vierzehn Arten, den Regen zu beschreiben), quintette dédié à Schoenberg, qui reprend l’instrumentation du Pierrot lunaire et s’ouvre sur la cellule a – es(la**– mib), correspondant aux initiales de Schoenberg. La Symphonie de chambre (1940) op. 69 est destinée pour sa part au filmWhite Flood(Inondation blanche) d’Osgood Fields. Eisler en livre lui-même une analyse dans son ouvrageComposing for the films(Musique de cinéma).

RDA

Après son installation en RDA, Eisler contribue à la constitution du patrimoine musical du nouvel État : il est l’auteur de l’hymne national est-allemand et compose dès 1950 les Neue deutsche Volkslieder (Nouveaux Chants populaires), qui reviennent à une certaine simplicité musicale, à la forme refrain-couplets et à un langage tonal. Mais chez Eisler, cela n’exclut pas des surprises, en général dans les dernières mesures. Bien souvent, la fin donne une impression fragmentaire : soit elle s’achève sur une bizarrerie (par exemple une appogiature dans « Im Frühling » (« Au printemps »), soit l’harmonie n’est pas résolue au chant (« Die Welt verändern wir**», « Nous changeons le monde »), soit encore la résolution n’a pas lieu sur le temps (version avec piano de ce même lied). Les procédés sont parfois combinés : la fin de « Wenn Arbeiter und Bauern**» (« Quand ouvriers et paysans ») est ouverte par un accord non résolu et par un décalage rythmique qui casse l’aspect mécanique de ce qui précède5. Comme à son habitude, Eisler esquive toute fin conclusive et semble poser une question à l’auditeur à la fin de chaque mélodie. Il se montre certes soucieux de ne pas le déconcerter, mais aussi d’introduire de la nouveauté.

Eisler expérimente les premières affres de la politique culturelle lors de discussions houleuses entre décembre 1952 et mai 1953 au sujet de son livret d’opéra Johann Faustus (baptisé initialement Doctor Faustus). Il y revisite la légende de Faust en lui donnant une tournure quasi autobiographique, son personnage partant au deuxième acte en exil à Atlanta, dont il est chassé pour revenir au troisième acte en Allemagne, pays que le héros qualifie de « gris, froid », « étroit et morne ». Ce Faust d’Eisler vit à l’époque de la Guerre des Paysans, paysans dont il partage les revendications, mais qu’il abandonne au moment du combat. Non seulement Eisler semble suggérer aux intellectuels partis en exil pendant le national-socialisme, à commencer par lui-même, de faire leur autocritique, mais de surcroît il dresse un tableau sombre de l’Allemagne, à une époque où la RDA attend de ses artistes qu’ils se projettent vers un avenir radieux. Un article d’un philologue autrichien, Ernst Fischer, met malencontreusement l’accent sur les côtés sombres du livret : selon lui, l’humaniste allemand, incarné par ce Faust, est un « renégat ». Ce qualificatif évoque alors en RDA des noms comme Rudolf Slansky dont le procès est précisément en cours. Choisir un renégat pour personnage principal d’un opéra, alors que le parti vient de passer commande d’un « opéra national », de surcroît placer ce renégat à une des rares époques révolutionnaires de l’histoire allemande (la Guerre des Paysans), et enfin dans une réécriture qui semble être un outrage au Faust de Goethe (au rang des écrivains « canonisés » par le régime), voilà qui est perçu comme un triple affront par les fonctionnaires du parti, déjà suspicieux envers les artistes de retour des États-Unis. Johann Faustus est donc frappé du sceau de ce « formalisme » décrié par Andreï Jdanov, et Eisler, victime d’une dépression après cette affaire, n’en composera pas la musique. Il continue malgré tout à composer en RDA, notamment pour Brecht, dont le Kriegsfibel (L’ABC de la guerre) servira aussi de fin à la Symphonie allemande pour sa création en 1959, et mettra en garde contre une possible nouvelle guerre, à l’heure du réarmement allemand.

Dernière œuvre d’Eisler, pour baryton solo et orchestre à cordes, le cycle Ernste Gesänge (Chants graves) est écrit du printemps 1961 à août 1962. Ces chants se rapportent aux révélations du Vingtième Congrès du Parti communiste soviétique, qui donne son titre au cinquième chant du cycle, mais sont plus métaphoriques qu’immédiatement politiques. Eisler reprend pour trois des sept mouvements des fragments de Hölderlin déjà composés. Le titre des pièces témoigne d’une alternance entre « tristesse », « désespoir » et « espoir ». Eisler concède lui-même des métaphores assez faciles, par exemple celle de « l’automne » pour la fin du culte stalinien6. Le pastiche est audible dans « L’épilogue » (n° 7) dont la beauté mélodico-harmonique est si affirmée qu’elle tombe dans les poncifs de l’expressivité lyrique – par exemple en mettant en avant les violons et en faisant progresser la pièce du mineur vers le majeur. Pour qui connaît Eisler, l’idylle harmonique et l’absence de contradiction ne peuvent qu’éveiller les soupçons et faire supposer qu’il s’agit d’un pastiche. Ce n’est pas la moindre des ironies de l’histoire que les dernières mesures transmises par Eisler avant sa mort (que rien ne laisse présager) fassent usage d’un pathos expressif contraire à ses habitudes, mais aussi que le morceau – pourtant achevé – s’arrête abruptement, sur un simple pizzicato totalement inattendu, mais tout à fait dans l’esprit d’Eisler, comme un ultime clin d’œil du compositeur.


  1. Voir par exemple le débat qui suivit la création posthume de la Symphonie de chambre en 1963, résumé par Tobias Fasshauer dans l’édition Breitkopf & Härtel (Wiesbaden) de la partition, 2011.
  2. Voir l’analyse de Jean-François TRUBERT, « Quel Gestus pour quelle révolution ? Brecht, Eisler et l’emploi de la musique », dans Francine MAIER-SCHAEFFER et al. (dir.), La Révolution mise en scène, Rennes, PUR, 2012, p. 379-382.
  3. Nous remercions Dimitri Kerdiles pour sa précieuse analyse de la partition.
  4. Ces articles s’inscrivent dans le dénommé « débat sur l’expressionnisme » mené avec Georg Lukács.
  5. Nous remercions à nouveau Dimitri Kerdiles pour ses analyses.
  6. Discussion avec Hans Bunge du 6 novembre 1961 – Hans-Joachim BUNGE, Fragen Sie mehr über Brecht, Hanns Eisler im Gespräch, Munich, Rogner & Bernhard, 1970.
© Ircam-Centre Pompidou, 2020


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