Mis à jour le 7 avril 2009

Giacinto Scelsi

Compositeur et poète italien né le 8 janvier 1905 à La Spezia, mort le 9 août 1988 à Rome.

Parcours de l'œuvre de Giacinto Scelsi

par Jacques Amblard

Ce que l'Histoire semble retenir de Scelsi, outre ses prises de positions mystiques particulièrement claires – au moins pittoresques aux yeux des plus sceptiques –, est l'extrême économie de son style, celui-ci découlant évidemment de ces dernières. Chacune des Quatre pièces pour orchestre (1959), son premier chef-d'œuvre, n'emploie en principe qu'une seule note. Celle-ci est doublée par tous les instrumentistes qui varient légèrement sa hauteur, de façon microtonale, lui imposent un vibrato très ample, l'octavient ou parfois – rarement – en donnent quelques harmoniques, et la tiennent tout au long d'un temps lisse. Il ne s'agit pas d'affirmer un principe d'unicité comme la première pièce de Musica ricercata de Ligeti (également bâtie sur un seul la) mais plutôt d'attirer l'attention sur la vie microscopique du son, et d'opérer une plongée dans ce dernier de même que la méditation zen ou la prière, de façon générale, impose à son pratiquant une plongée à l'intérieur et surtout dans le détail de soi. Dans ce détail du son, des tensions et détentes existent mais à une échelle plus fine, ou ne serait-ce qu'au gré des crescendo et decrescendo : il s'agit donc d'une musique aussi économique que, surtout, intensive. Au passage, de façon presque incidencielle, l'esthétique du XXe siècle est évidemment bousculée, à l'époque des Quatre pièces, puisqu'il ne s'agit plus de se tenir au-delà de la tonalité comme le prétendent alors les sériels, ni à l'intérieur comme l'affirment les néo-classiques et post-romantiques, mais de se tenir bien en deçà. Scelsi rejette comme creuse, désincarnée, toute musique composée depuis Pérotin (XIIIe siècle), c'est-à-dire depuis l'écriture de la polyphonie, autant dire toute musique savante qui ne soit plus du chant grégorien ! Il propose, à la place, quelque micro-musique retournant aux sources du son. On l'aura compris, le but d'une telle démarche est moins esthétique qu'éthique. La musique de Scelsi, c'est sa principale originalité, est humble en tant qu'espérée véritablement utilitaire. Il ne s'agit même peut-être pas de musique affirmée en tant qu'art mais en tant que moyen concret. Un tel son unique, pour Scelsi, est doué d'un mystérieux pouvoir de création sur son entourage, comme le verbe créateur qui ouvre l'évangile selon saint Jean, ou la syllabe sacrée des bouddhistes, « om », syllabe dont « amen » serait dérivé. Le son unique promu par Scelsi est donc bel et bien écrit en tant qu'incantation magique, formule enchanteresse – du moins est-ce son projet, ce qui lui confère une originalité irréfutable (ne serait-ce qu'en tant que projet – abouti ou non) au sein d'un XXe siècle volontiers matérialiste et dont l'art lui-même constitue peut-être le seul reliquat de spiritualité.

Ce « son créateur » (la voix de Brama pour suivre la mystique hindoue familière au compositeur) peut aussi bien devenir son destructeur et évoquer quelque trompette de l‘apocalypse dans Yamaon (1958, pour voix de basse et cinq musiciens), I Presagi (pour 10 instrumentistes, 1958), Uaxuctum (1966), pour orchestre, Okanagon (1968) pour harpe, contrebasse amplifiée et tam-tam. Les programmes laconiques – on pourrait dire sous-titres – de certaines de ces œuvres expliquent : « Yamaon prophétise au peuple la conquête et la destruction de la ville d'Ur » (Ur n'est autre que Babylone en sumérien). Ce programme terrible est encore celui qu'annonce I presagi. De même, Uaxuctum raconte-t-elle « la légende de la cité maya, détruite par ses habitants pour des raisons religieuses ». La puissance destructrice est d'autant plus manifeste avec l'emploi de l'orchestre, dans Uaxuctum (1966), notamment grâce à l'armement – comme souvent chez Scelsi –, de percussions particulièrement efficaces voire effrayantes, comme ce bidon de deux cent litres dont on frottera, dans les passages apocalyptiques, les rainures en creux latérales. On entendait déjà d'ailleurs vociférer cet ustensile dans Aion (1961), « quatre épisodes dans une journée de la vie de Brama », ce qui montre que le son de l'effroi, pour Scelsi, est souvent le même que celui de l'extase : ceux-ci se partageant une même évocation de la « terrible énergie divine ». Voilà pourquoi les cuivres, hurlant notamment dans le registre grave (violence cuivrée dont Prokofiev eut peut-être la primeur), sont omniprésents dans les œuvres pour orchestre. Le son, quand il n'entend pas instiller une paix propice à la méditation (comme dans In nomine lucis ou Pranam 1, explique Marc Texier) « décrit la puissance de Dieu », à moins qu'il n'entende la relayer. Voilà qui rappelle l'esprit de la Neuvième Symphonie du dévot Bruckner, remarque Harry Halbreich. L'orgue de Bruckner se retrouve d'ailleurs aussi terrible et mystique dans l'orchestre de Scelsi, dans Hymnos, Konx-om-pax et Pfhat.

Hymnos (1963) surtout, voit les sons se diversifier, déborder enfin les ambitus caricaturalement restreints par le « son unique ». Ces derniers confirment leur nouvelle étendue dans Hanahit (1963) et surtout le chef-d'œuvre Konx-om-pax (1969). Ces ambitus élargis conquièrent enfin les aigus de l'orchestre et justifient l'emploi de violons (en fait, seuls Hymnos et Konx-om-pax en contiendront – fait plus que singulier – parmi les œuvres pour orchestre). Le concept du son unique demeure cependant dans ces œuvres qui apparaissent toujours polaires de façon caricaturale. Les aigus se chargent alors de souligner quelques harmoniques supérieures du son. C'est ainsi que Scelsi annonce la musique spectrale. L'œuvre exemplaire Partiels de Grisey (Grisey rencontrera d'ailleurs Scelsi durant son séjour à la villa Médicis à Rome) ne sera bâtie que sur un son grave de trombone, « son à la Scelsi ». Ces œuvres scelsiennes à grands ambitus, par ailleurs, évolueront par grands glissandos, torsions perpétuelles continues, et rappelleront évidemment Metastasis (1954) de Xenakis. Dans les deux cas, les compositeurs ont renoncé au système tempéré et ont imprimé de puissants gestes évidents au très grand orchestre, métamorphoses tonitruantes. C‘est dire que Scelsi, dans le paysage musical des années 60, est moins seul et « moins neuf » qu'on ne le prétend souvent, du point de vue du rendu sonore (non de celui de la philosophie mystique, en amont). Il réunit certes, « en un seul Italien », les caractéristiques de deux Français, associant l'inspiration extatique de Messiaen au geste ingénu, à la fois puissant et issu d'un même esprit de table rase, de Xenakis. Si l'on remonte plus loin, et sans qu'il soit davantage question d'influence directe, ni même indirecte, mais plutôt « d'air du temps », on ne peut que penser à Varèse. Avant Scelsi, le Français annulait bien des paramètres de la musique, harmonie, contrepoint, système tempéré et même hauteurs dans Ionisations (1928) pour, lui, ne plus lorgner que le seul paramètre du timbre. Scelsi, si l'on veut, va plus loin dans l'effort de dépouillement en ignorant le timbre même et en écoutant les seuls battements du son, peu importe de quel instrument il est issu. Certaines œuvres sont d‘ailleurs écrites pour des instruments interchangeables. Maknongan (1976) est écrit « pour instrument basse [par exemple tuba ou contrebasse] ou voix de basse ». Les Tre Pezzi (1956) sont écrits pour trompette basse ou saxophone soprano. Tous les efforts d'instrumention depuis Berlioz, le XXe siècle en entier, siècle annoncé comme incontestablement celui du développement des timbres, sont mis à mal, et voilà l'une des caractéristiques les plus originales de Scelsi : l'anti-orchestration. De même, Tierkreis de Stockhausen est-il écrit, sans plus de précision, pour un instrument aigu à cordes frottées et un instrument grave à cordes pincées. L'Allemand – d'une façon peut-être légèrement plus modérée – partage d‘ailleurs avec Scelsi une même inclinaison vers la mystique hindoue, en tout cas des vues spirituelles assez personnelles.

« Entrer dans le son » permet de se cantonner – se concentrer : effort mystique par excellence – dans l'écriture pour un seul instrument. Les œuvres pour instruments solistes abondent donc singulièrement (plus d'une cinquantaine), sans parler de cette quinzaine de duos qui engendrent, de façon minimale, le frottement du prétendu son unique sur son voisin proche. Ce dernier phénomène de « micro-clusterisation » a son importance. Il montre que ce qui compte le plus, peut-être, n'est pas ce « son soi-disant seul », mais les frottements internes d'un son entendu de loin comme unique. Bref, le pouvoir créateur semble moins figuré par le son pur, dans l'œuvre de Scelsi, que dans la confrontation de sons infiniment proches. Scelsi, qui jusqu'à preuve du contraire n'est pas Dieu, théâtralise sans cesse le verbe créateur plutôt qu'il ne le recrée. Les sons, en quelque sorte, sont censés exploser de par leur promiscuité. Une mystérieuse alchimie, un hypothétique frottement originel, minimal, est sans doute traqué. C'est la raison d'être, vraisemblablement, des vibratos amples qui balaient rapidement un champ de hauteurs proches pour, au passage, atteindre le « point G », qui réagira avec le son voisin. Scelsi cherche ce que les physiciens appellent un « phénomène de résonance » (un déclic, un déclencheur, un embrasement...), ou pour filer une métaphore plus osée : les sons sont battus ensemble, en variant légèrement la fréquence, en tâtonnant comme pour traquer une émulsion, toujours continûment, pour que prenne soudain une mayonnaise sonore. Le son doit être « monté en neige » au contact d'un autre. Cette montée spectaculaire, certes, n'a jamais vraiment lieu, sans quoi la musique de Scelsi ne matérialiserait-elle pas des objets ou ne ferait-elle pas au moins exploser les vitres ? Encore une fois, Scelsi rêve de ce mystérieux son créateur plutôt qu'il ne l'engendre réellement. De ce point de vue, sa musique est presque toujours descriptive. Nombre d'œuvres ont d'ailleurs, disions-nous, un programme, même court. C'est là l'une de leurs originalités à l'époque de leurs compositions, époque on ne peut plus friande de musique pure. Voilà leur humilité manifeste, indépendamment de celle, hypothétique, de leur auteur (au sujet de laquelle il est inutile de s'interroger). Le programme même de ces œuvres a le mérite d'être – lui aussi – dépouillé, économique, voire pédagogique. Scelsi enseigne très simplement sa conception de la spiritualité. Pour ce faire, il emploie des formes d‘autant plus singulièrement limpides que souvent très courtes. Le premier mouvement de Chukrum (1963), est un strict palindrome, la seconde partie reproduit exactement la première de façon rétrograde (comme dans le Second et le Troisième Quatuor). Au passage ce palindrome exact magnifie, distille, épure l'une des formes les plus connues de l'histoire de la musique, la forme en arche (« ABA ») et avec elle, le mythe de l'éternel retour. Dans le dernier mouvement de Konx-om-pax, le chœur fait son entrée à l'unisson en clamant la fameuse « syllabe sacrée », le « om », sur le la du diapason ici à la fois donc créateur et accordeur : la mystique rejoint la musique, à moins qu'elle n'entende se réduire à un humble cours de yoga. En tout état de cause, le chœur, pédagogue, s'en tient à son la.

Le programme exemplaire de Pfhat (1974), l'œuvre la plus brève pour grand effectif (orchestre sans hautbois ni violons, avec un seul alto !, chœurs et orgue) raconte très laconiquement : « un éclat... et le ciel s'ouvrit ! », ouverture aidée par la poussée de 5 cors, 4 trombones, 4 tubas et 6 percussions. Le second mouvement n'est fait que d'un seul cluster bref dont on examine la résonance, tour à tour, dans différentes zones harmoniques. Voilà évidemment l'éclair. Dès lors le ciel s'ouvre et on atteint – ou au moins Scelsi décrit-il – un véritable extase : piccolo, flûte, célesta, piano et orgue s'agglutinent dans l'aigu entre et mi bémol et le reste des musiciens et choristes agitent furieusement chacun une petite clochette. L'inspiration, l'originalité et la hardiesse du geste sont manifestes. Ce n‘est pas là seulement du théâtre instrumental. C'est l'extase qui est censé gagner réellement le public et jusqu'aux musiciens eux-mêmes. Ceux-ci, comme Scelsi, « ne sont pas de l'autre côté de la barrière » mais se joignent à nous dans une même contemplation, en principe, du divin. Le programme minimal, ici comme partout ailleurs dans l'œuvre de Scelsi, atteint un stade limite. Il ne crée ni image ni espace. Il n'est qu'un conduit pédagogique qui transforme la musique en outil spirituel, et cela en quelques mots. La musique « retrouve alors son programme naturel », si l'on veut, pour peu que sa portée soit toujours – Schopenhauer ou Hegel l'écrivent souvent – spirituelle.

Scelsi goûte le programme particulier de l'illumination, du débordement extatique, programme ou simple thème qui semble diamétralement opposé au concept de catastrophe dans l'univers mahlérien. Exemple plutôt rare au XXe siècle, il produit un art optimiste, ce qu'Adorno eût pensé impossible après la seconde guerre mondiale. On peut imaginer à cela sinon une influence, du moins un encouragement, celui de son second professeur relayant son maître Scriabine, dont on se rappelle la seconde manière illuminée et notamment le Poème de l‘extase. De telles jubilations sonores, dans l'œuvre de Scelsi, qu‘elles fassent suite à l'idée d'une création ou d‘une destruction, ont lieu durant les frottements de ce grand bidon creux évoqué plus haut, dans Aion et Uaxuctum, dans l'éblouissement des clochettes de Pfhat, dans le bref tourbillon vertigineux qui à lui seul constitue le second mouvement de Konx-om-pax, ou dans le dernier « om » du troisième mouvement.

La place particulière, l'unicité de l'œuvre de Scelsi s'envisage par rapport à la place que celle-ci entend prendre dans la cité, place singulièrement prosaïque. C‘est une musique souhaitée utile et par là, elle est anti-parnassienne. Elle prétend moins séduire le public que le soigner. Partant, au-delà des suspections de mégalomanie, voire de folie, qui tournent autour de la mémoire d'un compositeur « étrange », soupçons engendrés par la crainte de nos sociétés modernes face aux philosophies spirituelles parfois hâtivement taxées de sectaires, le compositeur cantonna finalement son rôle à celui d'un guérisseur, ou si l'on veut d‘un « musicothérapeute ». Contrairement aux apparences, il s'inscrivit ainsi contre toute « prétention romantique au génie » (le génie remplaçant le concept du divin), puisque au divin il ne sût plus être question de se substituer. Quand bien même sa musique, pas plus qu'une autre, ne convaincrait tous ses auditeurs et ait en partie échoué dans son projet non pas tant ambitieux que singulièrement précis, on peut imaginer que le souvenir du personnage de Scelsi lui-même, associé à sa musique, constitue involontairement quelque installation artistique permanente, installation esthétique visant à discuter de façon originale des places et valeurs respectives de l'art et du sacré dans nos sociétés, mais aussi de la valeur relative de la musique savante occidentale.

© Ircam-Centre Pompidou, 2007


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