Parcours de l'œuvre de Edison Denisov

par Pierre Rigaudière

Avec un prénom qui clame le positivisme scientifique et un nom qui lui répond en forme d’anagramme presque exact, suggérant d’emblée un jeu combinatoire, Edison Denisov, né le 6 avril 1929 à Tomsk, en Sibérie, pouvait se croire prédisposé aux études scientifiques qu’il allait mener à l’université de sa ville natale. Sa passion pour les mathématiques, plus particulièrement orientée vers l’analyse fonctionnelle et sanctionnée par des diplômes brillamment obtenus, aura sans doute contribué à le faire apparaître, aux yeux des Occidentaux, comme le plus structuraliste des représentants de l’avant-garde musicale soviétique. Face en effet à un Alfred Schnittke, qui n’allait faire qu’effleurer le dodécaphonisme avant de se diriger vers un expressionnisme polystylistique postmoderne, ou à une Sofia Goubaïdoulina, qui devait affirmer plus tôt et plus haut que lui sa spiritualité, Denisov, marqué par le dodécaphonisme viennois puis par le sérialisme boulézien étudiés dans la clandestinité, pouvait aisément passer pour un tenant du constructivisme. Sa musique elle-même vient cependant nuancer une telle image, parce qu’elle laisse transparaître clairement l’humanisme que le compositeur visait à restaurer, et aussi parce que, bien qu’élaborée avec exigence et rigueur, elle ne procède que très partiellement d’une élaboration pré-compositionnelle stricte et complexe ; elle est au contraire dominée par la mélodie, voire le lyrisme, et privilégie des schémas narratifs programmatiques.

Héritage et formation

L’intérêt d’Edison Denisov pour la musique côtoie celui qu’il porte aux sciences depuis l’enfance. Il s’intéresse en autodidacte à la mandoline, à la clarinette, puis au piano, instrument pour lequel il ne recevra de véritables leçons de musique qu’à l’âge de 15 ans, à Tomsk. Il révère Glinka, et sa première culture musicale est l’opéra. Des préludes pour piano librement composés entre 1947 et 1949, comme les premiers essais de Lieder sur Heinrich Heine, Alexander Prokofiev et Avetik Isahakyan, tiennent de l’exercice de style1. Le premier diplôme de musique obtenu en 1950 le fait déjà hésiter entre deux vocations. Dimitri Chostakovitch, sollicité par courrier en 1950, lui renvoie un écho très positif des partitions envoyées. Après une première tentative prématurée, Denisov intègre le Conservatoire de Moscou en 1951, où il étudiera jusqu’en 1959 la composition avec Vissarion Chebaline, mais aussi le piano, l’analyse et l’instrumentation (Nikolaï Peïko). La musique occidentale contemporaine présentée par Chebaline l’impressionne, mais parmi les diverses influences détectables dans ses compositions des années de conservatoire, exclues du catalogue, c’est l’influence de Dimitri Chostakovitch, suivie de celle de Stravinsky, qui domine. Un certain académisme formel, tel qu’il apparaît notamment dans une Symphonie en do majeur (1955) en quatre mouvements, n’empêche pas l’émergence d’une appréciable liberté mélodique et harmonique. Non négligeables en ce qui concerne son évolution stylistique, des expéditions « folkloriques » organisées par le Département de théorie mènent Denisov à l’Ouest de la Russie dans la région de Koursk à l’été 1954, puis dans les régions de l’Altaï et de Tomsk les étés suivants. Si des emprunts ponctuels aux sources collectées, textuelles ou musicales, se manifestent rapidement, puis, de façon plus stylisée dans Les Pleurs (1966), pour soprano, piano et percussion, où s’opère une intéressante synthèse entre un reliquat de vocabulaire inspiré du Stravinsky de la période russe et un substrat sériel qui trahit l’influence du Marteau sans maître, on verra que la texture polyphonique développée quelques années plus tard se souvient de l’hétérophonie entendue à Koursk.

Après un diplôme obtenu au printemps 1956 et trois années complémentaires au sein du même conservatoire, Denisov estime que sa formation académique reste lacunaire. Il entreprend alors sa propre étude des compositeurs proscrits – Stravinsky, Bartók, Debussy, Hindemith, puis Schoenberg et Webern – pendant une année de quasi-retraite où sa production se raréfie.

Émancipation, synthèse et adaptation

Après cette phase d’absorption intensive, le compositeur semble hésiter entre une grammaire dodécaphonique dont les procédures rappellent celles de Schoenberg (notamment dans Musique pour onze instruments à vent et timbales et les Variations pour piano de 1961), une logique intervallique inspirée de Bartók, et une esthétique motorique dans l’esprit de Chostakovitch. Alors que le Concerto pour flûte, hautbois, piano et percussion (1963) conserve encore cette ambiguïté stylistique, Le Soleil des Incas (1964), cantate pour soprano et ensemble instrumental, que le compositeur considère comme son premier véritable opus, marque un tournant décisif pour l’affirmation de son langage comme pour sa reconnaissance internationale. Les six mouvements alternativement sans et avec voix, dotés en outre d’une instrumentation variable, dont les ancêtres les plus illustres sont le Pierrot lunaire de Schoenberg et Le Marteau sans maître de Boulez, témoignent à la fois d’un sens de la synthèse et de l’adaptation. Un dodécaphonisme dans l’esprit de Schoenberg, bien qu’affranchi du principe strict de non-répétition et donc d’égalité hiérarchique des notes constitutives d’une série d’ailleurs souvent utilisée de façon partielle, est décliné entre un discours pointilliste et un lyrisme vocal déterminé par une pensée éminemment mélodique. Cette pensée est liée à la prédilection du compositeur pour l’écriture vocale, dont on note en outre, en dehors de l’utilisation du Sprechgesang, la conformation scrupuleuse à l’intonation de la langue russe. La série, elle-même considérée comme un réservoir de notes au sein duquel se dessine un parcours qui détermine des champs harmoniques, et couramment réordonnée pour mettre ponctuellement en valeur certains types d’intervalles, ou une coloration modale, une logique intervallique ou thématique, n’a pas pour corollaire dominant le contrepoint, mais plutôt la monodie accompagnée. Envisagée d’une façon que l’on pourrait qualifier d’artisanale, la projection de l’organisation sérielle sur la dynamique et l’instrumentation ne peut pas être considérée comme une tentative de sérialisme intégral. On note également une légère indétermination ponctuelle de l’écriture (ensemble de notes à répéter ad libitum, rythmes non notés), qui relève de ce que Denisov thématise en 1986 sous l’appellation de « semi-mobilité » et rejoint le principe de l’« aléatoire contrôlé » développé par Lutosławski à partir de ses Jeux vénitiens (1961). Plus discrète quoique décisive, la conception fonctionnelle de la notation rythmique, permettant un jeu efficace sur la ségrégation et la fusion des plans, constitue un apport technique important pour un compositeur qui tendra, quelques années plus tard, à se référer de plus en plus souvent à la métaphore picturale des tâches de couleurs qu’il s’agit de mélanger progressivement. Alors que son accueil officiel en URSS fut très frais et devait occasionner le blocage de l’exécution des œuvres ultérieures, cette œuvre devint emblématique en Europe, et sa création l’année suivante à Darmstadt par Bruno Maderna, puis au Domaine musical par Pierre Boulez, marqua la reconnaissance internationale d’un compositeur qui devenait quasiment l’effigie de la résistance artistique au totalitarisme.

Se succéderont à intervalles rapprochés, dans l’élan de cette nouvelle force expressive, les Chansons Italiennes (1964), pour voix et ensemble, où la même utilisation souple de la série réunit, « entre Webern et Stravinsky2 », pointillisme, stylisation de musique populaire et même une fin à tendance bruitiste à laquelle le compositeur ne donnera jamais suite, puis Crescendo et diminuendo (1965), pour clavecin et douze cordes, où règne majoritairement un chromatisme mélodique qui se généralisera pour devenir une signature stylistique. Quelques clusters, envisagés comme état ponctuel de saturation chromatique, côtoient ici une notation très partiellement indéterminée, reposant sur des modules à répéter ad libitum. Le Studio de musique électronique du Musée Scriabine, ouvert à Moscou en 1966, donnera à Denisov l’occasion de se pencher sur le synthétiseur ANS développé par Evgeny Murzin, expérience dont il subsiste une trace dans Chant des oiseaux (1969), pour piano préparé en bande, mais qui n’aura d’autre postérité que, bien plus tard et à l’invitation de l’Ircam, la pièce mixte Sur la nappe d’un étang glacé (1991), pour ensemble instrumental et bande. L’écriture en quarts de ton fait sa première apparition avec la Musique romantique (1968), pour hautbois, harpe et trio à cordes, où un vocabulaire globalement dodécaphonique est animé par l’expressivité effusive que suggère effectivement le titre. En comparaison, l’Ode (1968), pour clarinette, piano et percussion, bien qu’également lyrique, tranche par sa sobriété et par la concentration de son discours. La production de cette décennie s’achève avec le Trio à cordes (1969) dont l’atonalité libre, qui donne lieu à une écriture pleine et homogène, non dénuée d’un certain goût pour le pathos, véhicule un sentiment de mélancolie où il est tentant de reconnaître l’empreinte de Chostakovitch. Le Quintette à vent inaugure, la même année, le recours local à une métrique non fixée. À ce point de l’évolution stylistique du compositeur, le sérialisme, dont Denisov apparaît attaché à l’esprit plus qu’à la lettre, et l’héritage russe du mélodisme, qui jusque-là se côtoyaient plutôt en une opposition bipolaire, semblent prêts non pas à fusionner, mais plutôt à se sublimer en un nouvel idiome dont les contours sont déjà tracés.

Ouverture et intégration

Le début de la décennie 1970 coïncide avec la généralisation d’un matériau et d’une texture que l’on peut désigner, dans leur association, par le vocable « contrepoint chromatique à dominante non thématique». Des figures chromatiques croisées rappellent celles qui ont cours chez Bartók, sous couvert de modalité, polymodalité ou atonalité, mais se cristallisent fréquemment sur des motifs du type BACH (sib, la, do, si) ou DSCH (, mib, do, si, pour « Dimitri Chostakovitch ») et EDS (mi, , mib, pour « Edison Denisov »). Plus tard se cristallisera une cellule mélodique, détachée cette fois de toute symbolique littérale, qui apparaît au climax expressif de plusieurs œuvres : , mib, lab, fa#, sol, la. Cette conception du motif ne semble pas non plus dépourvue de connexions avec le principe de la fragmentation sérielle, qui permettait à Webern d’obtenir de petites entités mélodiques déduites les unes des autres.

Un tel contrepoint instaure une écriture rythmique fondée sur la non-coïncidence verticale, et donc une texture flottante qui peut être reliée à l’hétérophonie entendue dans les chants paysans, lors des voyages d’étude. Les termes dans lesquels Denisov évoque ces traditions musicales (« des chants de village basés sur la gamme par tons » où « les paysans chantent en même temps quelques variantes de la même mélodie, parfois avec des secondes mineures, parfois avec des secondes majeures, mais jamais avec des accords de tierces4 ») n’étaient qu’assez faiblement l’hypothèse selon laquelle le compositeur aurait pu avoir une approche analytique et ethnomusicologique de ce répertoire vocal, et incite donc à une certaine prudence concernant l’estimation de son influence réelle. Dans le Trio avec piano (1971), la microtonalité, dont il faut préciser qu’elle n’est jamais envisagée comme un élément de grammaire, mais comme une « ouverture secrète vers une expression beaucoup plus intime5 », est associée à une luminosité douce qui suggère l’intériorité et correspond au type discours à la fois le plus condensé et le plus sobre que l’on puisse rencontrer chez Denisov. Elle est opposée à un principe de prolifération chromatique qui rappelle le Quatuor à cordes n° 2 de Ligeti ou à un discours plus nerveux et fragmenté, fortement marqué par une coloration dodécaphonique.

Le matériau « chromatique à dominante non thématique » évoqué plus haut est manifestement motivé par une écriture plus globalisante, qui permet à la fois une logique de l’objet et de l’enveloppe. Si la ligne subsiste, elle est plutôt considérée comme une « Hauptstimme6 », un guide mélodique destiné à être étoffé pour devenir un contrepoint de textures ou d’objets, que le compositeur a parfois décrit comme des « tâches de couleur vers lesquelles [il] doit [se] diriger7 ». L’influence de la micropolyphonie de Ligeti d’une part, celle de l’école polonaise des masses orchestrales d’autre part, que Denisov a toutes deux toujours tenu à relativiser, est patente. On trouve généralement cette globalisation de l’écriture dans les concertos, genre dans lequel le compositeur a abondé à partir du début des années 1970. Le Concerto pour violoncelle (1972), d’un seul tenant, synthétise la microtonalité, l’utilisation intensive du motif BACH, l’écriture par blocs et permet en outre d’observer un intéressant canon rythmique flottant (mesures 117 et suivantes). La focalisation sur la note (D, pour « Deus») illustre une symbolique assez rudimentaire où l’on peut voir avant tout l’expression d’une gnose personnelle sur laquelle le compositeur n’a guère fourni de commentaires développés. Deux ans plus tard se manifeste dans le Concerto pour piano une virtuosité solistique qui n’a aucun équivalent dans les opus ultérieurs. Le substrat chromatique dominant laisse place à quelques sections d’un pointillisme dodécaphonique qui côtoie cependant (Adagio) une section avec vibraphone où il est difficile de ne pas entendre l’écho de l’activité du compositeur dans le domaine de la musique de film, puis un passage fortement jazzy avec batterie, dont semble s’être souvenue Sofia Goubaïdoulina dans son très kitsch Concerto pour deux orchestres (1976). Parmi les nombreux concertos composés jusqu’à l’année 1989, se distinguent le Concerto piccolo pour quatre saxophones successifs et six percussions (1977), où réapparaît une indétermination rythmique partielle telle qu’elle avait été expérimentée la décennie précédente, et pour son homogénéité et sa directionnalité accusée, le Concerto pour clarinette (1989).

Véritable cycle de variations sur le canon éponyme de Haydn, Tod ist ein langer Schlaf (1982) met en scène l’émergence, dans un contexte chromatique, d’un thème tonal. Bien qu’il s’inscrive plutôt dans la tradition du choral varié, le quatrième mouvement du Concerto pour alto (1986) produit un effet de même nature avec l’orchestration de l’Impromptu D. 935 de Schubert, et révèle de la même façon la position ambiguë de Denisov quant à l’usage des citations, qu’il dit ne pas aimer, sauf chez Zimmermann, mais auxquelles il recourt cependant parfois, prenant soin de les considérer comme des « citations nécessaires au programme intérieur de la musique8 ».

La production symphonique met mieux encore en évidence une écriture globalisante, qui exploite non seulement les effets de masse, mais aussi le jeu sur les oppositions et les gradations entre fusion et ségrégation des lignes et des timbres. Après Peinture (1970), pièce inspirée par une toile du peintre et ami Boris Birger, Aquarelle (1975), pour vingt-quatre instruments à cordes, se caractérise de façon quasi graphique par des convergences et des repliements, des rencontres d’objets dont les modalités d’enchaînement peuvent schématiquement être réduites aux procédés du cut et du fondu-enchaîné, le tout coloré par une écriture microtonale qui atteint ici l’apogée de sa sophistication. Fruit d’une commande de Daniel Barenboïm, la Symphonie (1987), dont le début évoque de façon troublante la Symphonie n° 6 de Tchaïkovski avant de prendre un tour plus postromantique, paraîtra, par contraste, plus académique.

Célestin Deliège pointe chez Denisov, à propos des œuvres des années 1980 et 1990, une « écriture tournée vers le XIXe siècle, que jamais il n’aurait admise quand il était le musicien soviétique, ami de l’Occident », une écriture qu’il suppose sous-tendue par un désir de reconnaissance dans un contexte politique, la Russie de Gorbatchev, bien moins hostile à son égard. Si cette critique, que l’on devine animée par un certain historicisme adornien, vise assez légitimement certains des concertos, le fait que le musicologue associe la musique religieuse de Denisov, son Requiem (1980) en tête, à une « régression vers le passé9 » introduit un critère générique là où il semble que l’on pourrait justement invoquer, chez le compositeur russe, un critère fonctionnel, en l’occurrence la dimension dramaturgique, comme élément unificateur du style. L’effectif mobilisé puise autant dans la tradition liée au genre (orchestre, deux solistes vocaux, chœur et orgue), qu’il ne s’en démarque (présence dans l’orchestre de deux saxophones – soprano et alto –, quatre percussionnistes, guitare électrique et guitare basse). De même, le cycle poétique de Francisco Tanzer qui alimente l’œuvre, même s’il a été largement remanié et s’est vu adjoindre d’autres sources textuelles (des fragments du Psaume 32 et de la messe de Requiem), réunit trois langues (français, anglais et allemand) et élargit le périmètre spirituel du Requiem au domaine profane. L’ancrage tonal, parfois très appuyé, ramène de façon quasi systématique, au moyen de processus extrêmement lisibles – émergence, obscurcissement, effet de masque – à la valeur symbolique du ton de majeur (là encore D = « Deus»), fil rouge qui unit et oriente les cinq phases exposées par le texte, correspondant aux cinq parties : naissance, enfance, amour, famille et mort. Comme substrat de ces poches tonales particulièrement saillantes, on retrouve le matériau chromatique neutre et polyrythmique déjà plusieurs fois évoqué, éventuellement associé à un processus de prolifération et affiné par son extension microtonale.

Le lien qui unit le Requiemet l’opéraL’Écume des jours(1981, création à Paris en 1986), dont le projet remonte au début des années 1970, est particulièrement intéressant. Sorte d’enclave compositionnelle, le premier fut couché sur le papier en dix-huit jours entre la rédaction de deux actes du second. L’opéra, momentanément interrompu dans sa conception par le jaillissement duRequiem, partage avec lui certaines références religieuses tout à fait étrangères, on s’en doute, au texte de Boris Vian, dont a d’ailleurs été « extirp[ée] toute allusion hostile à la religion et au respect dû à la personne du Christ10 ». Le livret, rédigé par le compositeur à partir du roman et de textes de chansons, contient également, entre autres, des interpolations de fragments du Credo et du Gloria de l’ordinaire de la messe. Sans véritablement se rapprocher de l’esthétique polystylistique de Schnittke, il recourt ponctuellement à la citation, convoquant Wagner (l’accord dit « de Tristan ») et Chloe d’Ellington (tableau 3). La partition intègre une valse (tableau 2, « La patinoire Molitor »), dont le glissement graduel vers une texture polyrythmique et le retour à l’aspect initial offrent un exemple significatif de la façon dont le compositeur peut parfois appliquer, à des fins dramaturgiques, une distorsion à un emprunt stylistique. Les voix, intégrées parfois de façon quasi instrumentale à des textures globales, relèvent plus largement d’un traitement en récitatif souple, où transparaît l’admiration que portait Denisov à Debussy, dont il a d’ailleurs proposé plus tard une orchestration de l’opéra inachevé Rodrigue et Chimène (Opéra de Lyon, 1993). Suivront, tout aussi imprégnés de culture française, Confession (1984), ballet en trois actes d’après Alfred de Musset, et Les quatre filles (1986), opéra d’après Picasso, sur un livret en français incluant des textes de Char et Michaux.

Avec les cycles pour voix et piano, dont la composition est concentrée entre 1970 et 1982, on accède à un versant plus intimiste de la musique de Denisov, où l’écriture, plus dépouillée, semble pourtant gagner en densité. Ce que Deliège y analyse comme une « poétique de l’image et du contenu11 » reflète sans doute une passion pour la poésie russe et pour la musique vocale de Glinka. Denisov place au pinacle la poésie de Pouchkine, de Blok et de Vvedenski, ce dernier, dont la quasi-totalité de l’œuvre a disparu, considéré comme supérieur à Pasternak, Mandelstam, Akhmatova et Tsvetaieva. Les Deux Chants sur Bounine (1970), qui associent nuit, froid et tristesse, révèlent une écriture où la voix, bien que porteuse du texte et du lyrisme, s’intègre en tant que ligne autonome dans un réseau contrapuntique (« Automne »). Dix ans plus tard, Ton Image charmante, cycle de dix mélodies sur des poèmes de Pouchkine, évoque plutôt l’écriture verticale en valeurs rythmiques simples, assez fréquente dans les mélodies de Moussorgski, jusqu’à rappeler de façon fugace (n° 9) la première des Enfantines, qui est justement à compter parmi les trois cycles moussorgskiens orchestrés par Denisov. Par leur nombre, les vingt-quatre mélodies de Sur un brasier de neige (1981), sur des poèmes d’Alexandre Blok, résonnent comme un écho du Winterreise de Schubert. Cycle remarquablement homogène, il apparaît aussi comme un sommet d’équilibre entre une écriture vocale sobre et fluide et un piano qui, selon les besoins expressifs, se met en retrait pour offrir un simple soubassement harmonique, dialogue avec elle pour produire une texture polyphonique ou se fait plus imagé, effusif et virtuose.

Le pédagogue

Denisov a enseigné au Conservatoire central de Moscou dès la fin de ses propres études dans cet établissement en 1959, sans se voir confier de véritable classe de composition avant 1992. Affecté à des classes de théorie, analyse, lecture de partitions ou instrumentation, qui se transformeront avec certains étudiants en cours officieux de composition, il jouera néanmoins un rôle de passeur et de guide esthétique de tout premier plan.

Alors que les témoignages de ses étudiants sont unanimes à louer l’acuité de son sens pédagogique, ses écrits publiés par les circuits officiels attestent une approche assez académique de la musicologie. Publié en 1982, l’ouvrage Les Percussions dans l’orchestre contemporain suit un cheminement historique qui puise chez les aînés (Stravinsky, Bartók, les Viennois, Prokofiev et Chostakovitch), puis chez les compositeurs occidentaux (Ives, Orff, Boulez, Stockhausen, Nono, Berio, Castiglioni, Amy, Dutilleux) et soviétiques (parmi lesquels figure, aux côtés de Khatchaturian, Eshpai, Petrov, Boris Tchaïkovski, Mansurian, Knaïfel, Schnittke et Chtchedrin, le fameux Tikhon Khrennikov, qui fut son censeur et détracteur le plus obstiné et le plus puissant), un nombre important d’exemples qui relève davantage du catalogue que d’une pensée synthétique. Plus dense, La Musique contemporaine et les problèmes de l’évolution des techniques de composition (Moscou, 1986) consiste, toujours selon une perspective historique, en une série d’essais dont on retient notamment celui sur la mobilité, qui part du XVIIIe siècle pour arriver rapidement à Boulez. De façon révélatrice, le compositeur se concentre également sur « quelques types de mélodisme dans la musique contemporaine », de Reger à Cowell et Boulez, sur « le jazz et la nouvelle musique », et après un détour par l’opéra Von Heute auf Morgen de Schoenberg, se montre avec les Variations op. 27 de Webern un analyste très pointu.

Humanisme et spiritualité

Il est difficile de dissocier totalement du contexte politique dans lequel s’inscrivait l’activité créatrice de Denisov les concepts esthétiques et philosophiques qui la sous-tendent. C’est précisément dans l’après-1948, année de la résolution du Comité central du PCUS qui définit les contours du jdanovisme musical et pourfend le « formalisme », que le jeune compositeur s’insère dans une vie musicale où l’on ne peut exister sans adhérer aux dogmes esthétiques qu’à l’écart des circuits officiels et, sinon dans la clandestinité, du moins sans le moindre soutien. Figurer en novembre 1979, comme sa consœur Sofia Goubaïdoulina, dans la liste noire des « Sept de Khrennikov » n’aura changé que bien peu de son quotidien, lui qui était déjà interdit d’édition et d’exécution depuis 1966. Denisov a cependant aussi souligné les aspects positifs de l’Union des compositeurs, dont il était devenu au milieu des années 1980 l’un des sept secrétaires, et qui mettait assez facilement à sa disposition ses datchas, ce qui lui a valu de composer une part importante de sa musique à Sortavala, en Carélie.

Le nouvel humanisme auquel en appelle Denisov peut apparaître comme une résistance aux effets déshumanisants d’une bureaucratie dogmatique et arbitraire. Fondamentalement, il s’inscrit dans le mouvement de réaction d’une poignée de compositeurs de la même génération à la sécularisation de l’art et de la pensée en général, né du besoin d’affirmer une certaine sacralité de l’art et une spiritualité personnelle.

Alors que la revendication d’une spiritualité recouvre chez lui de façon beaucoup moins univoque que chez Sofia Goubaïdoulina l’expression d’une foi religieuse, peut-être faut-il rechercher aussi chez Berdiaev, bien qu’il soit difficile d’évaluer l’importance qu’avait pour lui ce philosophe, le lien avec une spiritualité russe envisagée comme une cognition mystique et purement intérieure de l’existant, inséparable de la réalité. Denisov ne semble en tout cas jamais s’être projeté dans un idéal de « musique pure » et a au contraire volontiers invoqué une dramaturgie implicite, qui se traduit bien souvent par un modèle narratif simple – ambiguïté (ténèbres), crise, résolution cathartique – lié à l’idée de cheminement intérieur à travers les ténèbres.


  1. Voir à ce sujet Yuri Kholopov et Valeria Tsenova, Edison Denisov, Chur, Harwood Academic Publishers, 1995. Cet ouvrage demeure à ce jour le plus complet, notamment en ce qui concerne la biographie et les œuvres de jeunesse, consacré au compositeur.
  2. Célestin Deliège, Cinquante ans de modernité musicale : de Darmstadt à l’Ircam, Sprimont, Mardaga, 2003, p. 336.
  3. Pierre Rigaudière, Tradition et modernité chez Edison Denisov, Mémoire de DEA, Paris, 1993, EHESS / ENS / IRCAM.
  4. Jean-Pierre Armengaud, Entretiens avec Denisov, Paris, Plume, 1993, p. 38.
  5. Ibid., p. 142.
  6. Entretien avec Pierre Rigaudière, à Paris, le 23 février 1993 (inédit).
  7. Id.
  8. Jean-Pierre Armengaud, Entretiens avec Denisov, op. cit., p. 129.
  9. Célestin Deliège, Cinquante ans de modernité musicale, op. cit., p. 337
  10. Ibid., p. 338.
  11. Ibid., p. 339.
© Ircam-Centre Pompidou, 2016


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