L'Avant, l'Après, est un projet comprenant deux pièces bien distinctes l'une et l'autre, jamais présentées ensemble, conçues et construites dans une relation de renversement, l'une à côté de l'autre, l'une après l'autre. Elles affirment le passage entre deux moments. Dans ce cas précis, avant et après la date « historique » du 31 décembre 1999, moment où les hommes basculent d'un siècle à l'autre, d'un millénaire au suivant. Le Jour d'Avant est créé ce soir, Le Jour d'Après le sera en mai 2000 à l'Arsenal de Metz. La première pièce se termine par un postlude, la seconde commencera par un prélude et ainsi s'établira la charnière qui relie les temps inversés. Ces moments de bascule étaient bien connus des anciens qui avaient trouvé des formes de célébration ritualisant le processus de renouvellement du temps et de l'espace et réinventant le temps et l'espace mythiques. Processus lié à la nature, à toutes les formes de vie. Du vieux grain replanté naissent les nouveaux grains, dont une partie servira à la nourriture et l'autre partie sera gardée pour être replantée en tant que vieux grain. Et ainsi de suite — du vieux au neuf, du neuf au vieux... Processus cyclique, la promesse d'une vie sur laquelle les êtres humains ont la responsabilité de veiller.
Le Jour d'Avant est une pièce en deux parties : une partie principale pour une danseuse seule, Karine Saporta et quinze enfants chanteurs de la Maîtrise de Radio-France suivie d'un postlude pour un danseur, Michel Barthôme. Voulant danser après avoir beaucoup chorégraphié, Karine Saporta a demandé un solo à Susan Buirge : « J'avais envie de danser une forme comme elle sait les créer, éloignée des pulsions et des effets ». En acceptant cette invitation, Susan Buirge l'inscrit dans son travail où domine la notion de cycle.
A propos de la musique
Dans la majeure partie de la pièce, la musique alterne entre le chœur en scène et les séquences provenant de l'ordinateur. Celles-ci sont constituées soit de voix d'enfants, soit de sons concrets (pierres frappées, bruit d'eau, vent, etc) transformés et spatialisés par l'ordinateur. Les voix d'enfants sont omniprésentes dans le postlude, durant lequel émerge peu à peu une voix d'homme, prémonition de son rôle qui deviendra primordial dans Le Jour d'Après. Le texte des parties chantées est composé à partir de noms exclusivement féminins d'origines diverses : sumériens, africains, japonais et amérindiens. Dans son ensemble, la construction musicale a pour point de départ le chiffre cinq, qui se retrouve à divers niveaux : quinze chanteurs, polyphonie à cinq voix, etc. Dans la cosmologie chinoise, le cinq est le nombre de la Terre, le principe féminin, mais figure aussi les cinq éléments, en même temps qu'il occupe le centre d'un carré magique (de raison quinze !) représentant l'univers. Une structure générale non narrative, élaborée par la chorégraphe, constitue un cadre temporel où la musique suit une évolution parallèle à celle de la danse. La parenté de ma démarche créatrice avec celle de Susan Buirge est apparue dès nos premiers entretiens et s'est avérée déterminante pour l'identité du projet. L'un comme l'autre privilégions le travail sur la structure et l'écriture qui assurent la cohérence du langage et la progression des événements. Il s'agit donc d'une simple présentation du double cheminement de la danse et de la musique. Le chant des enfants, comme leur disposition sur le plateau, délimite les lieux du déroulement de la danse. Les lignes de force de celle-ci sont aussi soulignées par l'évolution spatiale (dans un triangle imaginaire dont la base serait au niveau du public) des séquences diffusées par l'ordinateur. La musique précise ainsi les contours de cet espace réservé.
Patrick Marcland.
La Danse, Le Jour d'Avant et Susan Buirge
Pourquoi danser ? ... Parce que c'est frustrant de ne pas danser. Pendant longtemps, j'ai préféré trouver mon style, ma démarche et creuser un vrai chemin dans la forêt vierge, un tunnel dans le monde de la recherche chorégraphique (...) Ce que je voulais, c'était fonder une méthode, fonder une compagnie, une vraie famille, que cela existe et soit tangible. Maintenant j'ai envie de me développer en tant que danseuse. C'est sans doute l'inverse de ce que font la plupart des gens. Pour moi, c'est le début d'une véritable envie de re-danser parce que danser c'est interpréter. (...) J'ai demandé ce solo à Susan Buirge parce que j'apprécie beaucoup sa personnalité, tant sa personne que son travail. Et par delà l'admiration que je porte à la femme qu'elle est, je me suis adressée à une chorégraphe que j'aime beaucoup. Tout danseur en fait de même. Le travail de Susan porte, je crois (...) plutôt sur l'apesanteur que sur la légèreté, sur la masse que sur le dessin. Par certains aspects, nous sommes très différentes, mais je sais que nous avons des points communs dans notre travail. Ce sont des formes très pensées, très sophistiquées fondées sur la composition. (...) Et puis, nous sommes des femmes. Il y a une sensualité dans la danse de Susan Buirge, une densité. On voit qu'elle aime manger, qu'elle aime la vie comme une femme aime la vie, pas pour la conquête du pouvoir. C'est une sensualité qui lui est propre. Il y a là bien des choses qui nous rapprochent. Quant au travail de Susan à proprement parler, je n'ai envie de rien a priori, et là, je me sens une véritable interprète. Je veux que la chorégraphe fasse de moi ce qu'elle veut, je veux essayer de comprendre. Je veux être danseuse à part entière, en me déchargeant totalement de toute responsabilité, en me laissant guider et remplir la matière de la chorégraphe et de l'auteur. C'est de cette expérience dont j'ai envie aujourd'hui, et non seulement avec Susan, je veux que cela se reproduise avec d'autres chorégraphes.
Susan Buirge/Patrick Marcland/Karine Saporta, programme du Festival Agora 1999, Ircam-Centre Georges-Pompidou.