Éloge de la complexité : la créativité donnée en spectacle

À l’occasion des 20 ans de sa compagnie ZOO, le chorégraphe Thomas Hauert rend hommage à ses plus fidèles collaborateurs. Les spécificités artistiques et virtuoses des danseurs Sarah Ludi, Samantha van Wissen, Mat Voorter, Gabriel Schenker, Fabian Barba, Liz Kinoshita et Albert Quesada/Federica Porello sont mises à l’honneur, sans omettre les créations lumières de Bert Van Dijck, les costumes et scénographies d’Anne Masson et Eric Chevalier, les compositions musicales de Mauro Lanza et l’apport dramaturgique de François Gremaud. Thomas Hauert floute ici la lisière entre le processus de création et la représentation. Il nous emporte dans un puissant trompe-l’œil où la parole exprime une colère rugissante face aux dérives du monde. Ce dialogue protéiforme tresse l’inventivité de chacun dans un passionnant éloge de la complexité. How to proceed intègre sur scène le processus même de création révélant de multiples perspectives. Le spectacle se déploie à plusieurs niveaux, un peu comme dans les comédies musicales racontant les répétitions d’une comédie musicale, une ambiguïté naît entre le processus de création lui-même et la représentation de ce processus. Éclectique, le matériel musical, chorégraphique, dramatique et plastique permet aux danseurs une large gamme de formes d’expression en tant qu’interprètes sur scène. Cette structure dramaturgique devient une sorte de mécanisme qui met en œuvre – et rend tangible – l’idée selon laquelle il n’y a jamais une logique unique, une sensibilité unique, une vision unique, en réponse à un ensemble complexe de possibilités et de paramètres. Pour faire fonctionner un système politique, pour apprivoiser les caprices de l’amour, pour organiser une ville, il est humain de vouloir trouver, une fois pour toutes, la bonne formule. Mais la promesse de la formule définitive restera toujours une illusion, car les fonctionnements de l’être humain, de la société ou de la nature ne s’appuient pas sur des mécanismes idéaux. Pourtant, l’être humain garde une forme de nostalgie pour un monde parfait, l’utopie d’une société harmonieuse qui donnerait un sens à tout. How to proceed assume l’impossibilité de cette utopie et refuse d’aboutir à une solution parfaite, à la beauté exacte et à l’esthétique unifiée. Thomas Hauert reconnaît la séduction des solutions unitaires (et artificielles) mais il souhaite nous inviter à voir la beauté qui réside dans la complexité. Une indécision plus proche des processus de la vie que les esthétiques débarrassées d’éléments perturbateurs qui saliraient la pureté de l’idée absolue.

« Ce qui me préoccupe en ce moment, dit Hauert à Jean-Marie Wijnants, journaliste du Soir, n’est ni festif ni joyeux. C’est ce sentiment de malaise que je ressens à propos de tout ce qu’on entend, lit ou voit à propos de l’état du monde. Les moyens de communication actuels nous inondent d’informations avec lesquelles on doit se sentir en empathie : les inégalités, le changement climatique... C’est cet état général qui me concerne, ces montagnes russes émotionnelles. Et puis je suis dans une période de ma vie où je viens d’avoir 50 ans, avec tout ce que cela entraîne. Une sorte de mid-life crisis, un sentiment qui me paralyse un peu, qui parfois me déprime. Donc, je me suis retrouvé au milieu de deux choses très contradictoires. »

Ainsi la question « How to proceed ? » se décline- t-elle, non sans humour, tout autant en un « comment faire » du chorégraphe qu’en un « comment faites-vous » à l’adresse de tout un chacun.

Une « suite de danses »

Pour prolonger cette quête musicalement, Thomas Hauert s’est adressé au compositeur italien Mauro Lanza et lui a passé commande d’une œuvre originale. Mauro Lanza est un compositeur dont l’écriture en même temps érudite et sensuelle, d’une profondeur vertigineuse et pleine d’humour, réussit le grand écart entre plusieurs directions antagonistes, entre le « noble » et le « vulgaire », loin de tout purisme. La collaboration entre Hauert et Lanza remonte à 2015 : pour La mesure du désordre, déjà, Hauert utilisait des pièces existantes du compositeur ; pour inaudible en 2016, il découpait, collait et samplait quelques-unes de ses musiques – avec sa bénédiction. L’écriture d’une pièce musicale originale est donc l’aboutissement logique de leurs affinités artistiques. Thomas Hauert a demandé à Mauro Lanza de créer comme une « suite de danses », une série de pièces musicales éclectiques d’une durée de 30 secondes à 4 minutes chacune : « C’est avec enthousiasme que j’ai accepté la proposition de Thomas d’écrire des musiques originales pour la pièce-anniversaire de sa compagnie. Le résultat de cette nouvelle collaboration est une suite de courtes danses électroniques au caractère à la fois onirique et mécanique dont la plus longue exploite comme principal matériau de départ la voix des danseurs. Ce matériau est analysé et accordé, et devient l’élément de base pour élaborer une sorte d’orchestre virtuelle, où l’identité de l’empreinte vocale peut disparaître ou au contraire être magnifiée jusqu’au paroxysme (on pourra notamment reconnaître Mat Voorter métamorphosé en chanteur Grindcore). »

Des mots face au monde

« Peut-être qu’on devrait avoir cette discussion maintenant ? »

« Comment vous faites ? »

« Comment vous vous arrangez pour être heureux ? »

Les textes utilisés dans How to proceed – monologues, dialogues et chœurs – sont rythmés, scandés, et comme mis en musique tout au long du spectacle. Il ne s’agit pas de citations de textes existants mais d’une condensation, d’une stylisation de paroles dites en studio au cours du processus de création. Ces mots expriment un sentiment d’impuissance face aux dérives du monde actuel tout en soulignant une force créatrice, une forme de révolte et de colère grouillantes : « La parole est là comme témoin, marqueur d’un processus créatif en même temps qu’elle nomme les topiques et questionnements de la pièce, dont la colère et le bonheur » explique François Gremaud, comédien et metteur en scène (2b Company) qui a accompagné les danseurs dans le processus dramaturgique de la création.

Huit danseurs virtuoses

« J’avais envie ici de rendre hommage aux danseurs avec lesquels je travaille depuis vingt ans », dit Hauert. Et l’on retrouve effectivement dans How to proceed des danseurs qui l’accompagnent depuis de longues années : Sarah Ludi, Samantha van Wissen et Mat Voorter (collaborateurs depuis la fondation de ZOO en 1998) et Gabriel Schenker, Fabian Barba, Liz Kinoshita et Albert Quesada (collaborateurs de ZOO depuis 2008). Federica Porello est intégrée comme danseuse remplaçante en novembre 2018. Avec Hauert lui-même, la pièce est créée pour 8 danseurs de 2 générations différentes.

Costumes et scénographies, ou le statut hésitant de l’objet plastique

Pour les costumes et la scénographie, Hauert a suscité la collaboration d’Anne Masson et Eric Chevalier, créateurs qui – comme l’a montré leur rétrospective Des choses à faire au CID (Centre d’innovation et de design, Grand-Hornu) – n’ont de cesse de questionner et de troubler le statut de l’objet textile, entre le « faire », le « servir » et l’« être ».
 À l’instar de toute l’œuvre de Hauert, How to proceed déploie une vaste palette expressive. Les préoccupations et les sentiments du chorégraphe agissent comme un système d’alerte, qu’il manifeste sur scène sans chercher à les édulcorer. Les interprètes manifestent eux aussi une réjouissante diversité de gabarits, d’âges, de langues maternelles et de langages corporels. L’univers plastique et les partis pris scénographiques incorporent et servent cette énergie protéiforme. L’identité des costumes puise dans ce riche éventail pour servir chaque danseur d’une part, et soutenir des dynamiques de groupe d’autre part. Le vocabulaire plastique et chromatique, les typologies de vêtements et le registre des textures relaient, de façon parfois disruptive, des ancrages du spectacle (les hakas, le charivari, les chansons...). Un dialogue lumière-matériaux permet, en collaboration avec le créateur de lumières Bert Van Dijck, de faire osciller le statut du plateau entre la répétition, le spectacle en train de se faire et le spectacle lui-même, la représentation. Dans cette optique, les interprètes sont envisagés comme des acteurs de la scénographie, qui élaborent, construisent, font et défont, transforment ponctuellement l’espace scénique, modi ant la nature du plateau et interrogeant la place de chacun, le sens du travail collectif et des initiatives individuelles. Les dispositifs sont envisagés comme des éléments polyvalents et mobiles, susceptibles de transformer l’espace, de faire corps avec les danseurs, de leur résister ou de solliciter l’effort, de contribuer aussi au rythme et à l’univers sonore de la pièce.

Cette ambition scénographique et plastique implique d’emblée un travail expérimental sur le plateau avec l’ensemble des interprètes et des compétences en présence, mettant en jeu une pratique transdisciplinaire du textile. Le processus de création d’How to proceed a transposé, à la « matière », le tissage même du spectacle, les hésitations, les fragilités, le rayonnement et les inventions de chacun.

©Ircam-Centre Pompidou

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