Pascal Dusapin, Lullaby Experience est Ă  la croisĂ©e de trois prĂ©occupations majeures de votre Ĺ“uvre : l’univers de l’enfance, la voix et la recherche d’un autre rapport Ă  la scène.

Pascal Dusapin : Oui, j’ai toujours Ă©tĂ© poursuivi par l’enfance. C’est une question Ă  laquelle j’ai Ă©tĂ© confrontĂ© avec force pendant toute ma vie professionnelle. J’ai mĂŞme fait un petit opĂ©ra pour enfants : Momo. Dans certaines de mes Ĺ“uvres, mes opĂ©ras notamment, j’ai utilisĂ© de petites mĂ©lodies, comme des comptines ou des berceuses â€“ sans aucune citation, mais, parfois, tout d’un coup, de petites chansons qui surgissent. Ce qui Ă©tait du domaine de la pulsion, j’ai eu un jour l’idĂ©e d’en faire un projet spĂ©cifique. L’aspect scĂ©nique est venu plus tard, en rĂ©alitĂ©, lorsque l’Ensemble Modern s’est lancĂ©, il y a maintenant deux ans, et que nous avons convaincu Claus Guth de s’embarquer dans l’affaire. Dès lors que l’équipe s’agrandit, il est bien naturel que le projet change de nature. Mais, dans sa version originelle, Lullaby Experience Ă©tait plus proche des arts plastiques. C’était en 2006, et le projet devait alors se faire dans le cadre d’une commande d’un musĂ©e de Houston, aux États-Unis.

Qu’est-ce qui vous sĂ©duit tant dans ces « Lullabies Â», ces comptines ou berceuses ?

P.D. : Cela relève de l’origine de notre mĂ©moire musicale : quand on s’immerge dans cet ocĂ©an de petites chansons, on se rend compte de leur puissance organique.

Cette puissance est-elle liĂ©e au fait qu’elles ont bercĂ© notre enfance ou, inversement, ont-elles bercĂ© notre enfance parce qu’elles sont par leur nature si puissantes ?

P.D. : Cela va sans doute dans les deux sens. Cependant, on aime une mĂ©lodie parce qu’on l’aime, je ne prĂ©tends pas analyser nos goĂ»ts. Je pense toutefois qu’elles ont une capacitĂ© très particulière Ă  s’imprimer dans notre mĂ©moire, dans notre chair mĂŞme, et d’y prendre une place singulière, jusqu’à jouer un rĂ´le dans notre rela- tion au rĂ©el et au symbolique. C’est un monde onirique d’une puissance extraordinaire.
C’est la raison pour laquelle je me suis absolument refusĂ© Ă  les retoucher, par transformation ou traitement Ă©lectronique. Contrairement Ă  Claus Guth qui, dans sa mise en scène, a pris une certaine distance vis-Ă -vis de l’univers de l’enfance (au travers du prisme psychanalytique notamment) : il a mĂŞme imaginĂ© un univers assez sombre â€“ il m’a dit un jour que ce qui l’intĂ©resse le plus dans l’onirisme enfantin, c’est sa dimension « cauchemardesque Â» essentielle, cette dualitĂ© entre rĂŞve et cauchemar, qui est une part presque rhĂ©torique de la vie psychique enfantine. Moi, non : je n’ai pris aucune distance. J’aime ces mĂ©lodies comme elles sont. Je voulais que le matĂ©riau d’origine soit toujours reconnaissable, quand bien mĂŞme nous l’avons coupĂ©, montĂ©, mixĂ©, spatialisĂ©. Il n’est jamais transformĂ© ou traitĂ©.

Ă€ partir de lĂ , comment est nĂ© Lullaby Experience ? 


P.D. : Mon rĂŞve Ă©tait de crĂ©er un « nuage de mĂ©lodies Â», susceptibles de se connecter entre elles pour en crĂ©er de nouvelles sur la base de paramètres que j’aurais imaginĂ©s (comme le ton, la nuance, le timbre de la voix...). L’idĂ©e première Ă©tait celle d’une nuĂ©e d’oiseaux en mouvement, chacun d’eux chantant selon diffĂ©rentes modalitĂ©s, un chĹ“ur animĂ© de mille voix volantes. Bref, un « nuage chantant Â». C’était le concept de base, qui a beaucoup Ă©voluĂ© depuis.

Comment avez-vous collectĂ© ce matĂ©riau ?

P.D. : Je tenais Ă  avoir une grande variĂ©tĂ© de mĂ©lodies, issues de communautĂ©s très diffĂ©rentes â€“ c’était du reste un aspect très « politiquement correct Â» qui avait beaucoup plu Ă  l’époque au musĂ©e de Houston. D’oĂą l’idĂ©e d’une application pour smartphones et tablettes. Je ne pensais pas que l’exercice de la musique m’amènerait un jour Ă  superviser le dĂ©veloppement d’une « app Â» !
Thierry Coduys : Avec Guillaume Jacquemin (Buzzing Light), qui a dĂ©veloppĂ© cette application, le tĂ©lĂ©phone comme mĂ©dium d’enregistrement nous est rapidement apparu comme un très bon choix de par sa mobilitĂ© et sa facilitĂ© d’utilisation, toutefois cela pouvait poser un certain nombre de questions quant Ă  la qualitĂ© des enregistrements, la synchronisation des donnĂ©es, la traçabilitĂ© des contenus et une ergonomie sans reproche, afin de faciliter la collecte des donnĂ©es.

P.D. : Cet aspect participatif du projet Ă©tait Ă©videmment très sĂ©duisant. Dans les faits, nous nous sommes aperçus que cela n’allait pas de soi. D’abord parce que chanter, et plus encore chanter une berceuse ou une comptine, est un acte très intime, quasi tabou. Beaucoup de gens s’autocensurent, au prĂ©texte qu’ils pensent ne pas savoir chanter.
 Cette collecte a soulevĂ© de nombreuses problĂ©matiques auxquelles nous ne nous attendions pas !
Mais j’ai aussi dĂ©couvert des tas de mĂ©lodies que je ne connaissais pas, issues de cultures du monde entier. Parfois on ne reconnaĂ®t mĂŞme pas la langue â€“ et, croyez-moi, nous nous sommes renseignĂ©s ! Car c’est la langue qui crĂ©e l’espace de l’intonation de ces berceuses, Ă  la manière d’un substrat architectural. Dans certaines contributions, les gens oublient les paroles et ne font que fredonner la mĂ©lodie, mais on peut, par la forme de l’intonation, dĂ©duire la langue d’origine.
Ce qui est assez drôle, c’est que, pour créer notre nuage chantant, l’ordinateur lui-même crée comme des chimères linguistiques, en associant certains chants de langues différentes.

L’ordinateur dont vous parlez est un moteur informatique dĂ©veloppĂ© Ă  l’Ircam : comment se sont passĂ©s les premiers contacts avec les chercheurs de l’institut ?

P.D. : Lors des premières rencontres, j’ai dĂ©couvert que le projet tel que je l’avais imaginĂ© n’était pas rĂ©alisable technologiquement : aucune « machine pensante Â», Ă  l’heure actuelle, n’est capable de connecter toutes ces mĂ©lodies, tous ces modes et toutes ces cultures, Ă  la manière d’un corps biologique naturel. J’avais beaucoup fantasmĂ© sur les possibilitĂ©s des fameuses « intelligences artificielles Â» dont on nous rebat les oreilles â€“ mais non. On pense trop facilement que la technologie va supplĂ©er Ă  l’imaginaire. Mon expĂ©rience m’a appris que c’est Ă  mon imaginaire de solliciter la technologie et non le contraire. En rĂ©alitĂ©, comme souvent, la machine peut donner des rĂ©ponses intĂ©ressantes, mais seulement lorsqu’on lui pose de bonnes questions.
T.C. : En l’occurrence, la question Ă©tait : peut-on transformer, mixer, faire du collage et mĂŞme davantage sur un tel matĂ©riau? Nous avons d’abord tentĂ© de comprendre ce qui Ă©tait du domaine du possible, notamment auprès des Ă©quipes Analyse et synthèse des sons et ReprĂ©sentations musicales. Nous nous sommes rapidement intĂ©ressĂ©s au travail de JĂ©rĂ´me Nika.
JĂ©rĂ´me Nika : Il se trouve effectivement que DYCI2, la librairie d’agents gĂ©nĂ©ratifs que nous utilisons, et que j’ai dĂ©veloppĂ©e pendant ma thèse et mon post-doc Ă  l’Ircam, fait partie de cette famille d’outils qui permettent de « meta-composer Â», c’est-Ă -dire de composer Ă  l’échelle de la narration, de la structure (par opposition Ă  la composition habituelle Ă  l’échelle du matĂ©riau). Mes travaux de recherche portaient initialement sur la co-improvisation humain/machine, Ă  la suite de ce qui a Ă©tĂ© fait sur le logiciel OMax. Le principe de cette librairie, et en particulier des agents dĂ©veloppĂ©s pour ce projet en collaboration avec Jean Bresson (Ă©quipe ReprĂ©sentations musicales Ircam-STMS), est d’articuler une mĂ©moire (ici les comptines a capella) et des scĂ©- narios (des structures temporelles) composĂ©s ou eux-mĂŞmes gĂ©nĂ©rĂ©s. Pour donner un exemple simple, on peut envoyer la requĂŞte suivante Ă  un agent gĂ©nĂ©ratif : en piochant dans ta mĂ©moire, compose-moi un chĹ“ur Ă  n voix, qui chantent toutes une mĂ©lodie proche de telle mĂ©lodie « cible Â», en ne choisissant que des timbres clairs, et en commençant par des Ă©lĂ©ments très harmoniques et doux pour aller vers du plus bruitĂ© et pointilliste.

La machine analyse donc le matĂ©riau selon une sĂ©rie de critères choisis Ă  l’avance, et, en rĂ©ponse Ă  une sĂ©rie d’instructions, ce que vous appelez un « scĂ©nario Â», fournit une grande forme...

J.N. : La mĂ©taphore de scĂ©nario est pertinente : c’est une Ă©volution Ă  haut niveau, une trajectoire Ă  suivre, pour organiser le matĂ©riau. La machine choisit alors parmi le matĂ©riau qu’elle a en mĂ©moire ce qui se rapproche le plus des spĂ©cifications du scĂ©nario voulu pour gĂ©nĂ©rer un discours musical. Le matĂ©riau original est ainsi utilisĂ© tel quel dans chaque fragment choisi par la machine, mĂŞme si une comptine est rarement prise dans son entier, mais en tranches plus ou moins fines. Une syllabe unique peut ainsi ĂŞtre la concatĂ©nation de plusieurs fragments de syllabes issus de plusieurs mĂ©lodies. Le matĂ©riau des comptines est un « vivier Â».
À plusieurs niveaux, d’ailleurs, car la machine va un peu plus loin : les scénarios dont nous parlons ne sont eux-mêmes pas réellement composés « à la main », mais par un autre agent musical, en début de chaîne, qui fonctionne exactement de la même manière, mais s’applique non pas aux mélodies elles-mêmes, mais bien plutôt au produit de l’analyse qu’en a fait la machine selon les critères que nous avons choisis.

C’est donc un autre agent, un « mĂ©ta-agent Â», qui crĂ©e le nouveau scĂ©nario qui va Ă  son tour gĂ©nĂ©rer le discours musical ? 


J.N. : Oui. Les comptines sont dĂ©coupĂ©es et analysĂ©es par Axel Roebel et Nicolas Obin (Ă©quipe Analyse et synthèse des sons), selon une sĂ©rie de descripteurs audio (que nous pouvons choisir). Et c’est le rĂ©sultat de cette analyse que le « mĂ©ta-agent Â» utilise comme « mĂ©moire Â». Cette mĂ©moire Ă©tant « symbolique Â», ce qu’il produira en sortie sera une suite temporelle de symboles (auxquels correspondent des descripteurs audio)... un scĂ©nario donc. 
Le processus est donc le suivant : un premier agent se promène dans des analyses de lullabies pour gĂ©nĂ©rer un scĂ©nario, et ce scĂ©nario est Ă  son tour utilisĂ© par un second agent pour gĂ©nĂ©rer le discours musical lui-mĂŞme. Composer un nuage chantant revient donc Ă  demander Ă  l’ordinateur un nuage dont la structure temporelle est construite Ă  partir d’un sous-corpus (les analyses), rĂ©alisĂ© Ă  partir d’un autre sous-corpus (les comptines). Les deux sous-corpus Ă©tant en rĂ©alitĂ© le mĂŞme, l’un prĂ©sentĂ© sous forme symbolique, l’autre sous forme de signal audio.

Le rĂ©sultat n’est toutefois pas nĂ©cessairement bon ! 


J.N. : Non. Bien sĂ»r. Ce n’est qu’une proposition. Et la machine ne sortira jamais deux fois la mĂŞme. Il faut donc faire son choix. C’est pour ça que ça reste très composĂ© et qu’il faut aussi apprivoiser l’instrument pour arriver Ă  en jouer.

C’est donc un instrument ? 


J.N. : Oui, c’est un outil et non une intelligence artificielle autonome. Pour composer une heure de musique, nous avons dĂ» gĂ©nĂ©rer au moins dix fois dix heures de musique, le tout non construit, en plusieurs blocs de plusieurs minutes. Il a fallu Ă©couter tout cela, ne conserver que ce qui fait sens, et composer enfin une forme Ă  partir de ces Ă©lĂ©ments. Ă€ la main, cette fois.

Pascal, comment avez-vous apprĂ©hendĂ© l’outil ? 


P.D. : J’ai jouĂ© avec. On peut le dire. Je suggĂ©rais d’introduire de nouveaux paramètres d’analyses, d’en Ă©carter d’autres. Thierry en a mĂŞme inventĂ© !
J.N. : Le choix de ces descripteurs est essentiel : ils fournissent non seulement les critères d’analyse du matĂ©riau par la machine, mais ils constituent aussi et surtout le vocabulaire que l’on utilise pour Ă©crire nos scĂ©narios. Si on analyse le matĂ©riau uniquement selon des critères d’énergie, on ne pourra jamais demander Ă  la machine un scĂ©nario qui joue sur des hauteurs : la machine en sera tout simplement incapable !

Qu’avez-vous fait ensuite de ce que fournit la machine ? 


P.D. : En rĂ©alitĂ©, la mĂŞme chose que d’habitude. Quand je compose, je sais oĂą je vais, je sais ce que je fais. J’imagine parfois des systèmes que je mets en Ĺ“uvre, mais jamais le système ne fera la musique : celle-ci se construit par dĂ©cisions successives, note après note.

La grammaire dans laquelle on écrit ne détermine pas le sujet, le verbe et le complément de la phrase qu’on écrit. 


P.D. : Exactement. Et, rĂ©trospectivement, un projet comme celui-lĂ  reste assez traditionnel puisqu’il revient Ă  construire une composition, une dramaturgie. Ă€ partir des dizaines d’heures produites par la machine, la pièce a Ă©tĂ© produite, minute par minute, Ă  la main.

La pièce n’est pas donc pas produite « en temps rĂ©el Â». 


P.D. : Pas du tout. Quelques jours avant les reprĂ©sentations, nous arrĂŞtons le corpus de Lullabies que nous utilisons ensuite pour gĂ©nĂ©rer le discours. Le spectacle tel que prĂ©sentĂ© Ă  Paris sera donc diffĂ©rent de celui qu’on a créé Ă  Francfort, car le corpus s’est enrichi entre-temps.

Une chose se fait toutefois en temps rĂ©el : la spatialisation. Quelle a Ă©tĂ© votre dĂ©marche, en relation notamment avec ce que produit la machine ?

T.C. : Les spectateurs dĂ©ambulant dans l’espace, il fallait imaginer un dispositif immersif et sans rĂ©fĂ©rence Ă  une position d’écoute. La question Ă©tait : comment Ă©crire l’espace avec une masse sonore gĂ©nĂ©rĂ©e aussi importante, et des composantes additionnĂ©es aussi nombreuses (prosodie, harmonie, Ă©nergie, rythme, bruit, etc.) pour les berceuses, ainsi qu’avec les diffĂ©rentes interventions des musiciens en direct ?
Le travail a consistĂ© Ă  fixer les diffĂ©rentes sources sonores dans l’espace suivant des critères de rĂ©partition liĂ©s Ă  la perception, puis Ă  modifier la scène sonore dans sa globalitĂ©. Le dispositif de diffusion sonore dessinant une demi-sphère dans l’espace, on peut la dĂ©placer selon ses trois axes, par homothĂ©ties ou angulations, Ă  vitesses variables, comme des « pendules Â» en trois dimensions. On perturbe l’espace sonore, on crĂ©e des accĂ©lĂ©rations ou on donne un sentiment de vertige, mais en prĂ©servant l’identitĂ© de la scène sonore.
C’est ainsi qu’on a « Ă©crit l’espace Â» comme un nuage sonore intrigant, qui sollicite le cerveau et invite Ă  un mode dĂ©ambulatoire, Ă  une « expĂ©rience Â» Ă  l’intĂ©rieur du nuage. Les pendules virtuels pouvant ĂŞtre dĂ©clenchĂ©s et paramĂ©trĂ©s en temps rĂ©el, cela nous laisse une latitude qui procède de la libertĂ© d’interprĂ©tation.

©Ircam-Centre Pompidou

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