Parfum d’un Autre Monde est l’évocation d’un voyage sensoriel inspiré par la pièce du théâtre nô Hagoromo [La robe de plumes]1, connue comme prière pour la paix. « Alors que j’atterris sur le rivage de Miho-no-Matsubara2 et que je regarde autour de moi, des fleurs jaillissent dans l’espace éthéré, la musique résonne et un parfum surnaturel envahit l’air… » (Hagoromo).
Les matériaux musicaux sont basés sur des improvisations au violon (dont je joue). Ils sont analysés, sélectionnés de manière intuitive, et utilisés ensuite comme syntaxe afin de développer une grammaire musicale générative – recherche que j’effectue depuis plusieurs années. L’éventail de la palette musicale concerne le geste, les figures, le timbre et la synthèse sonore de l’œuvre. Ainsi je transforme les matériaux musicaux de diverses manières.
Lorsque l’Ircam m’a proposé une diffusion sonore spécifique pour la création de l’œuvre à la Philharmonie de Paris, des images me sont venues à l’esprit tandis que je composais : d’une part, la fluctuation du brouillard sonore, comme un élément éthéré qui se diffuse dans l’air à la manière du parfum ; d’autre part, l’image d’une nature luxuriante qui se reflète dans l’eau irisée, évoquant la métamorphose du geste instrumental. L’électronique est réalisée à partir de sons de cordes – analysés, segmentés, brouillés, fusionnés, superposés, immergés, disséqués, transplantés… Les figures ciblées passent par différentes transformations. Sur cette toile spatiale, l’alto et l’électronique se confondent en un parfum aigu, en constante mouvance. J’ai imaginé une forme musicale singulière, qui ne se définit pas : ses facettes apparaissent selon le concept Ikai [un autre monde] dans le théâtre nô. Dans le nô, souvent l’heure n’est pas définie ; il en va de même pour la frontière entre jour et nuit. La forme se développe de façon multi-directionnelle selon les modifications de l’ambiance musicale. Capter l’instant fugace, rendre les variations par le geste, le timbre, plonger dans la figure, saisir l’intangible, c’est ce que le terme « métamorphoses » induit, dans une musique au développement continu. Cette musique enregistre la fluctuation, la mobilité des formes dans l’espace et les changements pro- gressifs d’atmosphère.
Parfum d’un Autre Monde s’ouvre sur une envolée, une improvisation flexible à l’image du vent, dans une allure fantasmagorique. Comme les vagues sonores façonnent la mer, le vent sculpte les dunes ondulantes. L’intensité progressivement enrichie nous emporte dans la volupté de l’expression lyrique.
Au cœur de l’œuvre, une texture frémissante en trilles fait allusion au yugen (beauté profonde et mystérieuse du monde, charme ineffable et subtil). L’univers transparent des sons harmoniques mène à un développement dans la turbulence des staccatos et des détachés.
« Le son emplit le ciel. Teintes du coucher de soleil, l’azur ondule sur les vagues. La tempête disperse les nuages, pluie des fleurs tombant du ciel. La nymphe céleste s’élève par-delà le mont Fuji, puis disparaît dans l’éther… » (Hagoromo).
- Un matin de printemps, un pêcheur nommé Hakuryo veut s’approprier une robe de plumes qu’il trouve suspendue à une branche de pin. Lorsqu’il tente de la rapporter chez lui comme un trésor familial, un être surnaturel (une jeune nymphe céleste) apparaît et lui demande de lui rendre la robe. Au début, Hakuryo refuse, mais il est ému par cette nymphe céleste qui se lamente, car elle ne peut retourner au ciel sans elle. Elle lui demande de lui rendre la robe afin de regagner les cieux, et lui promet en échange une danse décrivant la Lune.
- Miho-no-Matsubara est une forêt de pins traversée par les vents marins.
Mayu Hirano, programme du concert ManiFeste du 7 juin 2024 à la Philharmonie de Paris.