Durant ses premières années en Europe, Antheil développera une ambitieuse théorie musicale centrée sur le rapport fondamental entre Temps et Espace. Fasciné par les machines, il cherchera à stigmatiser tout à la fois les beautés et les dangers d'une philosophie mécaniste, pour lui symbole de l'«épuisement spirituel de cette période anti-sentimentale du Long Armistice». Son écriture s'avère quant à elle fortement marquée par l'influence de son aîné et maître à penser, Stravinsky.
Préfiguré par les oeuvres pour piano Airplane Sonata, Sonate Sauvage, ou encore sa troisième Sonate pour violon, le Ballet Mécanique est le manifeste musical, la synthèse aboutie, fougueuse et radicale, comme le point de non retour de sa théorie musicale. Le silence qui suit l'accord final du Ballet en est pour Antheil l'essence même : «là était l'accomplissement ultime de ma poésie ; là j'avais du temps en mouvement sans avoir à le toucher.».
Un texte de la main de Antheil, rédigé sur le mode du propre manifeste des Futuristes, résume sa philosophie d'alors. «Mon Ballet Mécanique est une nouvelle musique à quatre dimensions», «la première pièce jamais composée sur terre à partir de machines et pour elles», affranchi de toute référence à la tonalité, «fait de temps et de sons».
Il veut se libérer de tout schéma formel, tel celui de la sonate ou de la symphonie, qui ne seraient que de simples «parades» permettant d'organiser en séquence une série de moments, rien de plus. Il préconise un schéma formel de type AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAA, et espère trouver ainsi une nouvelle dimension permettant de construire un espace-temps musical infini, une forme gigantesque jusqu'à l'absurde, hors cadre.
Le Ballet Mécanique est une oeuvre monolithique, quoique pouvant être comprise selon le schéma AAAA. Il s'élabore autour d'un même matériau formé de courts modules répétés et continuellement transformés, comme chez Stravinsky. L'absence de variation de la dynamique expressive - Antheil demande à ses interprètes un jeu «mécanique» - souligne l'importance de la structure rythmique et de la texture sonore verticale, faite d'agrégats complexes en ostinato - il utilise notamment le principe des clusters, inauguré par son ami Henry Cowell. Les motifs mélodiques s'inscrivent sur cette trame, en une homophonie quasi constante. Enfin, les sons de cloche ou de sirène contruisent la dramaturgie de la dernière partie de l'oeuvre. Ignorant l'architecture de l'harmonie tonale, les variations de tension et de détente sont prises en charge par l'organisation des blocs sonores successifs, générant une oeuvre toute d'énergie et de force dynamique - parente en celà aussi du Sacre du Printemps de Stravinsky.
Antheil visionnaire incompris de son temps ? Ou simple épiphénomène, pur produit éphémère des années folles ? Telle fut l'opinion de certains, dont John Cage, Bad Boy des Bad Boys s'il en est - et qui fut d'ailleurs élève de Henry Cowell, ami de Antheil. Pour Adorno, l'ensemble de l'oeuvre d'Antheil, quoi que montrant quelque difficulté à cristalliser plusieurs influences combinées, fait preuve d'un élan et d'un talent indéniables. Créatif et entreprenant, Antheil l'était au plus haut point, travailleur fébrile, pétri de toutes les contradictions.
A propos du film de Fernand Léger et Dudley Murphy
Ballet Mécanique, 1924, signé par Fernand Léger et Dudley Murphy.Film de 35 mm, noir et blanc.Version colorisée au Stichting Nederlands Filmuseum d'Amsterdam.
L'histoire de la paternité du film Ballet Mécanique, inspiré de Picabia et réalisé avec la participation de Man Ray, est plus que trouble. Projet initié en 1923, sa première aura lieu à Vienne en octobre 1924. En raison des problèmes de synchronisation que présentaient les versions avec pianolas de l'oeuvre de Antheil - le compositeur tentant de résoudre la question en multipliant la répétition de certains accords ou en inserrant de longues plages de silence -, film et musique n'auraient pas été présentés ensemble avant 1935 au Musée d'Art Moderne de New York, avec une version pour un pianola.
L'un et l'autre connurent une longue carrière, quoi que séparément, le film étant reconnu comme le meilleur produit du cinéma Dadaïste. Léger le dira fortement marqué de sa période néo-réaliste. On retrouve dans cette «machinerie géante filmée en mouvement» la fascination de Léger pour le personnage de Charlot comme pour le montage accéléré d'Abel Gance, Dudley Murphy et Man Ray lui apportant leur part d'humour. Ce film consiste en un contrepoint temporel, combinatoire complexe d'images abstraites et de scènes jouées - . Léger le résumera ainsi : «objets contrastés, passages lents et rapides, repos et intensité».